A propos de « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. » par Kévin Buton-Maquet
Matthieu 16, 13-19
Arrivé dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogeait ses disciples : « Au dire des hommes, qui est le Fils de l’homme ? » Ils dirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Prenant la parole, Simon-Pierre répondit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Reprenant alors la parole, Jésus lui déclara : « Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle. Je te donnerai les clés du Royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux. » Alors il commanda sévèrement aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ. (Traduction Œcuménique de la Bible, 2010)
« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. » L’épisode de Pierre reconnaissant le messie est présent chez Marc et chez Luc, mais seul Matthieu insère cette longue réponse de Jésus que nous avons entendue. Il y a quelque ironie à constater que cette réponse, qui avait initialement pour but de fixer l’identité de la communauté autour d’une figure d’autorité nouvelle, celle de Pierre, ait contribué plus qu’à son tour à diviser les chrétiens. Mais je ne m’intéresserai pas à l’interprétation, qui ne s’imposera en terre latine que quelques siècles plus tard, selon laquelle Matthieu fonde ici l’autorité des évêques de Rome successifs sur l’Eglise universelle. En amont de cette lecture, ce texte est d’abord une réponse à la crise d’identité provoquée par la rupture de la communauté judéo-chrétienne dans laquelle vivait Matthieu avec le judaïsme de son époque. C’est d’abord dans le contexte du conflit entre ce petit groupe de judéo-chrétiens et leurs corréligionnaires juifs qu’il faut replacer ces versets, si on souhaite éviter tout contresens. Ensuite, il faut comprendre que la nouvelle identité proposée par cette communauté et scellée par la figure de Pierre n’est qu’une réponse parmi d’autres. L’autorité, chez les premiers chrétiens, a toujours fait l’objet de conflits. Il est d’ailleurs quelque peu consolant d’apprendre que les disciples de Jésus n’étaient pas meilleurs que nous pour ce qui concerne les conflits d’autorité. Ce n’est qu’une fois ces deux aspects bien établis, à savoir la réponse à la crise ouverte avec Israël, ainsi que l’existence d’un conflit d’autorités au sein du christianisme ancien, qu’il est possible de comprendre ce qu’est l’autorité de l’Eglise aujourd’hui et où elle se situe. Ce sont ces trois points qui rythmeront cette courte prédication : premièrement, la crise d’identité ouverte par la rupture avec Israël ; deuxièmement, l’autorité disputée dans l’Eglise primitive ; troisièmement, l’autorité indirecte et paradoxale de l’Église aujourd’hui.
La crise d’identité ouverte par la rupture avec Israël.
Pour comprendre le contexte de ces versets, le mieux est peut-être encore de raconter une histoire. Cette histoire est celle d’un groupe de judéo-chrétiens, qui sera à l’origine de l’écriture de l’Evangile de Matthieu. Ce groupe est composé de quelques familles juives, résidant en Syrie, peut-être à Antioche qui compte l’une des plus grandes diasporas du Proche-Orient. Jusqu’à récemment, ce groupe d’originaux avait pu cohabiter bon an mal an avec les Juifs de stricte observance au sein de la synagogue. Le judaïsme a les bras grands ouverts, et de nombreux courants divergents ont toujours coexisté en son sein. Mais un événement allait bouleverser cet équilibre : en l’an 70, pour mater une révolte fomentée à Jérusalem contre la puissance occupante, les légions romaines prennent la ville et détruisent son temple par le feu. Ce cataclysme, nous en avons entendu l’écho il y a deux semaines dans la parabole du festin nuptial : « Le roi se mit en colère, il envoya ses troupes et […] incendia leur ville » (Mt 22, 7). Matthieu, rédigeant son Evangile vers l’an 80, à partir d’une source plus ancienne, antérieure à la destruction du Temple, ajoute ce détail pour mieux souligner la condamnation divine que représente la prise de la ville sainte. Mais la destruction du Temple de Jérusalem est particulièrement grave pour une raison théologique : malgré toute la diversité des courants du judaïsme, l’unité d’Israël s’est construite autour du Temple. Même notre groupe de judéo-chrétiens paye l’impôt du Temple et cherche à se rendre chaque année en pèlerinage à Jérusalem. Avec le Temple, c’est l’identité du judaïsme qui s’est effondrée sur ses bases.
Israël doit donc se donner une nouvelle identité : où la trouvera-t-elle ? Dans l’obéissance à la Loi, la Torah, c’est-à-dire les textes qui forment le noyau de la foi juive. Cela implique de se désolidariser des courants charismatiques et apocalyptiques dont le zèle et les opinions dangereusement novatrices sont accusées d’avoir appelé le désastre sur la nation. Au premier rang desquels, notre petite communauté de judéo-chrétiens. Celle-ci se voit alors chassée de la synagogue, arrachée à ce qui constituait il y a encore quelques années son terreau culturel. À la lecture de l’Evangile de Matthieu, on sent la blessure vive encore à chaque page. Dans la progression du texte, surtout à partir du chapitre 12, le narrateur creuse de plus en plus le fossé entre Jésus et les autorités juives et radicalise l’opposition entre lui et les pharisiens. Cette opposition entre Jésus et les pharisiens considérés comme un bloc est un anachronisme de la part du rédacteur, qui nous renseigne davantage sur le judaïsme du temps de Matthieu que sur celui du temps de Jésus. En effet, ce sont ces pharisiens, seul courant qui survivra à la destruction du Temple, qui vont par la suite unifier le judaïsme autour de la Torah et contre les chrétiens. Jésus, dans l’Evangile de Matthieu, se retire plusieurs fois d’Israël, et notre épisode se passe autour de Césarée de Philippe, c’est-à-dire aux confins de la Syrie. Il est remarquable que Jésus ne soit pas reconnu comme le messie dans son pays, en Israël, mais par un Juif exilé en terre étrangère.
L’autorité disputée dans l’Église primitive.
J’en viens à mon deuxième point. Notre communauté matthéenne est juive de part en part, et pourtant elle est chassée de son héritage. Il lui faut donc se doter d’une identité nouvelle, fondée sur une autorité qui n’est plus celle du Temple. Mais sous quelle autorité allez-vous vous placer, lorsque Jésus lui-même est mort depuis cinquante ans et que vous n’habitez pas en Palestine ? Vous vous rattachez à la figure tutélaire d’un apôtre, en tant que garant d’une tradition orale qui remonte au Christ lui-même. Et sans doute le choix de Pierre n’a rien d’étonnant de ce point de vue, lui qui est l’un des Douze apôtres nommés par Jésus lui-même, et qui de son vivant a assumé un rôle important dans la communauté de Jérusalem. Mais ce choix n’est pas le seul possible ; d’ailleurs le simple fait que le rédacteur de cet Evangile se fende d’un long détour pour affirmer que c’est Pierre le chef nous indique bien qu’il y en avait plusieurs qui prétendaient au trône à la même époque. Je me contenterai de citer deux noms, en sus de Pierre. À un bout du spectre, Jacques le frère du Seigneur, qui considère que la bonne nouvelle de Jésus Christ est adressée aux juifs avant tout, et aux païens ensuite dans la mesure seulement où ils se convertissent au judaïsme, en se faisant circoncire et en respectant l’ensemble des préceptes de la Torah. À l’autre bout du spectre, Paul, qui considère que la foi en Jésus Christ suffit au salut et que les convertis issus du paganisme n’ont donc pas à prendre sur eux les préceptes de la Torah. Quant à Pierre, il semble balancer entre les deux positions, à tel point qu’il se fait vivement rabrouer par Paul pour sa pusillanimité face à Jacques le frère de Jésus (Ga 2, 11-12). En un sens, l’Evangile de Matthieu, qui se place sous le patronage de Pierre, est habité par la même tension : du côté de Jacques, il fait dire à Jésus : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (Mt 5, 17). Mais du côté de Paul, il finit par faire dire in extremis au Jésus ressuscité que le salut est adressé aussi aux païens : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19). Il n’est guère de texte du Nouveau Testament qui ne témoigne d’un conflit entre les autorités qui prétendent s’exprimer au nom de la grande Eglise. Ce constat, qui est la substance de notre deuxième point, nous introduit à toute une série de conséquences paradoxales pour l’autorité de l’Eglise dans notre présent, et c’est ce troisième et dernier point que je vais maintenant présenter.
L’autorité indirecte et paradoxale de l’Église aujourd’hui.
Notre communauté matthéenne, arrachée à ses racines juives, se voit contrainte de fonder une Eglise nouvelle. Sur quoi cette Eglise fondera-t-elle son autorité ? Aucune figure du christianisme naissant ne semble recueillir un consensus suffisant. La solution proposée par Matthieu dans ce texte est très habile. Elle consiste en trois points. Premièrement, l’évangéliste se place bien sous le patronage de l’apôtre, mais l’autorité de Pierre est indirecte. Elle ne vient pas de sa personne même, de ses qualités individuelles de ferveur ou d’exemplarité sur le plan moral. Elle vient de son témoignage que Jésus est le Christ. L’autorité dépend de Jésus lui-même, en tant que la communauté le reconnaît comme le messie. L’image de la pierre (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ») ne doit pas nous conduire à surestimer l’importance de la personne même de Pierre. En effet, cette image de la « pierre » désigne couramment dans le Nouveau Testament Jésus Christ lui-même, en tant qu’il réalise les prophéties de l’Ancien Testament qui annoncent le messie, comme celle qui est citée dans notre deuxième lecture et que Matthieu reprend aussi à son compte plus loin (1 P 2, 4-9 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle » // Mt 21, 42). Si Pierre est la pierre sur laquelle repose l’Eglise, c’est parce qu’il confesse le Rocher qu’est le Christ. Deuxièmement, si l’autorité de Pierre sur l’Eglise repose sur l’autorité du Christ lui-même, il faut remarquer que cette autorité nous échappe. Elle échappe à Pierre lui-même, puisqu’il fait la preuve de son incapacité à saisir les implications de sa propre confession messianique quelques lignes plus loin lorsqu’il refuse à Jésus sa passion : « Non, cela ne t’arrivera pas ! […] Retire-toi : Derrière moi, satan ! […] Tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mt 22-23) Nous ne savons pas bien ce que nous disons, lorsque nous disons que Jésus est le messie. Il y a toujours plus en sa personne que ce que notre communauté est capable d’en exprimer. Troisièmement, et c’est une déclaration importante de Jésus : cette confession, nous dit-il, « ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est aux cieux ». Autrement dit, l’Eglise ne se fonde pas sur une personne humaine, ni même sur une institution quelconque, mais sur une révélation, c’est-à-dire une parole qui lui vient de Dieu. L’Eglise comme institution n’est que l’expression humaine et seconde d’une parole qui nous dépasse.
Ce rappel m’a semblé important tant pour notre compréhension de l’œcuménisme que de nos racines juives. L’Eglise vit toujours d’une unité brisée. D’un côté, il y a une unité, car la quasi-totalité des confessions chrétiennes reconnaissent Jésus comme le messie. Mais d’un autre côté, il existe une diversité irréductible dans la façon de comprendre cette identité messianique de Jésus. Cette pluralité se retrouve dans le Nouveau Testament et au sein même de l’Evangile de Matthieu, dans les polémiques contre les antinomistes qui considèrent que la Loi est caduque, ou encore dans la tension entre le particularisme du Jésus terrestre (Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël) et l’universalisme du Jésus ressuscité dont j’ai déjà parlé. L’autorité de Dieu ne se tient pas dans un lieu ou dans un temps uniques, « Cette maison que j’ai bâtie ne peut te contenir », nous dit Salomon dans la première lecture de ce jour. Cela signifie que même une institution chrétienne qui revendiquerait la portée universelle de son autorité (et c’est bien ce que fait notre texte, puisque son rédacteur revendique pour sa communauté l’autorité jusque sur les portes de l’Hadès, de l’enfer), même une prise d’autorité universelle ne peut encore se formuler qu’à partir d’une position particulière. La voix de Pierre n’est pas celle de Paul, ni celle de Jacques le frère du Seigneur. Il ne saurait y avoir d’identité une et indivisible dans l’Eglise, c’est pourquoi il faut que l’autorité revienne à Dieu. Et pour qu’elle revienne à Dieu, et à Dieu seul, il faut qu’elle ne revienne à aucun de nous en particulier. Amen.
Articles récents de la même catégorie
- « Nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! » (Jérémie 32:1-15 ; Matthieu 11:7-19) ou « Espérer contre toute espérance » (Romains 4:18)
- « Aujourd’hui cette Écriture est accomplie dans vos oreilles. » (Luc 4:14-30)
- « Et voici : les larmes des opprimés et personne pour les consoler ! » ( Ecclésiaste 3 et 4 )
Articles récents avec des étiquettes similaires
- Un cycle de découverte de la Bible, à travers l’Ancien et le Nouveau Testaments
- « Nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ! » (Jérémie 32:1-15 ; Matthieu 11:7-19) ou « Espérer contre toute espérance » (Romains 4:18)
- Je me suis toujours obligée à croire que Jésus est Dieu. Pourtant il dit : pour ce qui est du jour ou de l’heure, le Fils ne le sait pas, mais le Père seul ?