Jésus priait Dieu comme « notre Père ». Je sens bien que je réfléchis trop, mais en tant que mère, cela m’embête que mon rôle soit si mal vu dans cette profonde prière …
Question posée :
Cher pasteur,
Je vous écris pour recueillir votre avis précieux, si vous en avez le temps, sur une question à laquelle je ne trouve pas vraiment de remède depuis quelques années : pourquoi les Évangiles rapportent-ils que Jésus priait Dieu comme notre Père ?
J’adore la prière du Notre Père, elle est d’une telle profondeur et finesse que je la prie régulièrement depuis que j’ai mûri dans ma foi, en reformulant parfois avec mes mots pour ne pas tomber dans une récitation vide de sens.
Mais il y a une phrase qui résiste à ma tentative d’appropriation, c’est le Notre « Père ». J’ai essayé Notre Mère, Notre Père et Mère, Notre Parent, Notre Créateur, mais bon, je ne suis pas satisfaite. Et puis j’aime bien revenir à l’original régulièrement pour ne pas tomber dans ma propre imagination. Et dans l’original, tout me va bien, surtout quand on a une bonne traduction, sauf ce Père.
Je suis dérangée par cette utilisation de la figure exclusivement masculine par Jésus. J’ai plusieurs pistes, mais en fait, cela ne m’aide pas vraiment :
– La prière est reprise de l’Ancien Testament, Jésus devait la connaître telle quelle (?) et a minimisé les changements peu importants à la spiritualité de ses contemporains.
– Le mot Père n’est pas à comprendre au masculin, mais comme la fonction de ce qui dirige et oriente notre discernement dans une profonde affection pour nous.
– Les pères avaient le pouvoir dans la société patriarcale de l’époque, donc changer la représentation de la figure du père autoritaire et violent en une figure tendre et bienveillante est utile pour la société, alors que les mères étaient supposément déjà tendres (ça m’étonnerait ?)
– Jésus, dont le père biologique n’est pas clairement connu, a-t-il travaillé sa relation à Dieu sur la base de cette paternité bancale ? NB : je n’aime pas trop celle-là, car vu son intelligence, il aurait surmonté ce problème à un moment ou l’autre. Et Joseph semble avoir été un père incroyablement formidable vu l’évolution de Jésus – je trouve d’ailleurs que la figure de Joseph est trop éclipsée par les fantasmes de virginité de Marie.
– On ne sait pas vraiment ce que disait Jésus, les auteurs des Évangiles ont fait comme pour les femmes apôtres, en ne leur donnant pas de rôle « politique/hiérarchique » tout en leur rendant témoignage. Ils ont gardé la tradition et les codes de leur société pour que le message soit reçu aux lecteurs de leur époque (donc des hommes exclusivement).
Toute cette réflexion se heurte également au symbole de la Trinité, qui est exclusivement masculin (on m’a expliqué que l’esprit sain « la roura » était féminin en hébreu, dommage pour nous en français !). Pourquoi dire Père, fils et pas Créateur, enfant ? Puisque nous sommes tous et toutes appelés à être enfants de Dieu.
Je sens bien que je réfléchis trop intellectuellement, mais en même temps, en tant que mère, cela m’embête que mon rôle soit si mal vu dans cette profonde prière …
Merci pour votre lecture et vos encouragements à nous poser des questions et à faire notre propre théologie.
Fraternellement,
Réponse d’un pasteur :
Chère Madame,
Quelle magnifique recherche, quelle magnifique pratique vous avez des textes et de la prière. Je suis persuadé que cela vous promet le meilleur.
C’est vrai que cette expression favorite de Jésus pour parler de Dieu comme « mon père » et « votre père » est à la fois très touchante et très claire : Dieu comme nous ayant adoptés par grâce et nous engendrant à son image, nous embauchant dans son atelier, comme Jésus est devenu charpentier à la suite de Joseph le charpentier… Belle image, de préférence à d’autres de la Bible : un Dieu créateur du ciel et de la terre (peut-être un peu trop infiniment transcendant), un Dieu-roi (peut-être un peu tyrannique), un Dieu-amant (sympa mais peut-être trop d’égal à égal avec l’humain). Quant à appeler Dieu « Dieu », c’est loin d’être neutre, ce mot est investi par tant de stéréotypes (même par les athées quand ils disent qu’ils ne croient pas en « Dieu », qu’entendent-ils par là ?). Le mot « Seigneur » pour Dieu me semble horrible, voire en contresens massif par rapport au mot original « YHWH » (qui est une figure de Dieu comme aimant, pardonnant, donnant la vie, appelant, relevant…).
Donc l’image de Dieu comme Père est pas mal trouvée, je pense. Mais… toute image a ses limites, c’est particulièrement le cas des images utilisées pour dire Dieu. Car on ne peut en réalité parler de Dieu qu’avec des images, des comparaisons tirées de notre monde, alors qu’il est d’une autre dimension. Les mystiques le savent et le disent bien, ils le savent d’expérience, alors que les appareils d’église ont tendance à sacraliser les formules, ils osent prétendre dire quelque chose sur Dieu et que c’est la vérité même de Dieu. C’est très délicat. En même temps, afin de réfléchir nous-mêmes et afin de parler entre nous de Dieu, il est nécessaire d’utiliser des mots, mais il vaut mieux le faire en sachant ce que nous faisons en le faisant, la valeur toute relative des mots, des concepts et des images que nous utilisons pour dire Dieu, pour penser Dieu, et pour le prier peut-être encore plus.
Donc vos hésitations, votre tâtonnement, les variations dans votre façon de vous adresser à Dieu sont précisément excellentes, car vous osez utiliser des mots tout en saisissant qu’aucun ne convient véritablement. Votre démarche même est vraie, bien plus que telle ou telle formule.
C’est vrai que d’appeler Dieu « père » n’est pas sans poser des difficultés.
- À mon avis, la plus grande des difficultés est que la relation d’une personne avec son père est très variable, pas toujours simple, parfois gravement dysfonctionnelle. On sait l’importance des troubles liés à notre enfance, ce n’est pas forcément génial de les projeter sur notre relation à Dieu. On peut travailler dessus, et essayer de s’imaginer le père que nous aurions aimé avoir, qui n’est pas forcément le père que nous avons eu. Mais quand même, c’est forcément un peu délicat.
- La seconde très grande difficulté à appeler Dieu « Père » me semble être le risque de l’anthropomorphisme : de penser Dieu comme un humain seulement un peu plus grand et avancé que nous, comme un adulte par rapport à un enfant. C’est ce que corrige le « qui es aux cieux » : Père : si proche, aux cieux : dans une tout autre dimension que nous qui sommes sur terre, tiré de la terre.
- Je suis d’accord avec vous en ce qui concerne la troisième difficulté, que vous soulignez : « Père » est très connoté masculin. C’est vrai. Mais c’est à mille lieues d’être péjoratif pour la femme et encore moins pour la mère. C’est probablement moins gênant aujourd’hui qu’à l’époque de Jésus, car aujourd’hui un papa (en tout cas le papa idéal dont nous rêvons) n’est pas si macho, guerrier, dominant, dur, ne montrant pas de sentiments et ne pleurant jamais. Et ce ne sont certainement pas ce genre de stéréotypes qui est sous-entendu dans cette image que nous donne Jésus de Dieu comme Père. Jésus qui est l’image de Dieu est souvent du côté des soins de l’autre (autrefois plus considéré comme féminin ?), pleure à l’occasion et il est souvent « pris aux entrailles » de compassion (littéralement, en hébreu, cela signifie être touché dans son utérus, lieu de la tendresse autrefois attribuée spécialement aux femmes), et en lavant les pieds des disciples, il se présente en petite servante… Jésus subvertit ces stéréotypes de genre, en étant de la sorte. Ensuite, je ne suis pas certain que la différence de genre est un frein à une certaine appropriation : parce que « Père » est masculin, une femme aurait plus de mal à désirer être à son image ? Un peu, oui, mais ce n’est vraiment pas le côté mâle qui l’emporte dans cette image, plutôt de nous laisser inspirer par sa qualité d’être, sa façon d’être, qui n’est ni masculine, ni féminine. Personnellement, mon personnage préféré dans les évangiles est Marie-Madeleine, et je ne me sens pas particulièrement gêné par le fait qu’elle soit une femme.
Donc oui, certainement, ce terme « Père » de la prière de Jésus n’est pas sans poser des difficultés, ou au moins des risques.
Comment y remédier ? Tout en gardant les bénéfices de cette extraordinaire prière, si inspirante, comme vous le soulignez.
- En discuter consciemment. Comme vous le faites. S’habituer à penser Dieu à notre façon, selon notre foi et notre expérience, notre théologie (on appelle cela parfois de la « contemplation ») avant de prier le « Notre Père ». Comme cela, le mot « père » sera investi de bien des nuances et des sentiments qui dépassent largement les pré-compréhensions qui collent au terme de « père ».
- Mais votre idée de remplacer de temps en temps le terme de « Père » dans cette prière de Jésus est géniale. Gardant souvent le « Notre », si important. Gardant peut-être aussi le « qui es aux cieux » ou le remplaçant par autre chose aussi, du genre « l’au-delà de tout ». Quitte à ce que, bien souvent, nous gardions le « Notre Père » avec les termes de Jésus, ce sera alors habité autrement.
- La variété même de ce que nous mettrons à la place de « père » est déjà une recherche de Dieu, c’est déjà une façon de contempler Dieu, c’est le prier avec sincérité et authenticité, s’ouvrant à ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Vos termes de substitution sont excellents, on pourrait en dresser un petit catalogue de termes ou d’expressions, ce serait sympa…
Pour ce qui est du reste. Certes, le monde des millénaires passés était carrément macho, patriarcal. Des progrès à pas de géant ont été faits et il reste des progrès à faire. Toute l’histoire du monde, la littérature, la philosophie, les arts… et donc la théologie et la Bible ne peuvent être regardées qu’avec ce prisme correctif prenant en compte cela. Il faut s’imaginer qu’il y a un siècle le droit de vote des femmes et la possibilité d’être pasteure était encore refusé à peu près partout. Aujourd’hui, à part quelques ilôts de préhistoire mis à part, cela n’est pas une seconde remis en question.
Mais dans ce contexte, Jésus a été féministe. Dans sa vie de tous les jours. Le signe le plus éclatant est quand il nomme Marie-Madeleine explicitement apôtre des apôtres, ayant le premier rôle après la Croix dans les quatre évangiles unanimes, enseignant les hommes mâles & machos qui sont complètement à côté de la plaque, les apôtres le sont à peu près tout le temps autour de Jésus, bien plus que les femmes proches de Jésus dans les récits des évangiles qui ont souvent un rôle bien plus prophétique que les hommes. C’est plutôt l’Église qui a refermé cette parenthèse dès la génération suivante, interdisant aux femmes des premières places qu’elles pouvaient encore avoir du temps de Paul.
Dieu vous bénit et vous accompagne.
par : pasteur Marc Pernot
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Je pense que personne ne sait comment Jésus nommait Dieu dans sa prière, lui aussi priait certainement porte fermée. Le Notre Père répond à une demande des disciples et a donc une visée pédagogique, cela laisse la liberté. La figure du père, pour moi, indique uniquement qu’on peut s’adresser à Dieu en confiance, sans crainte. Je ne vais pas plus loin.
Personnellement j’aime beaucoup utiliser les mots du Notre Père dans ma prière. Mais il commence directement par « Que ton nom soit sanctifié », je n’éprouve pas le besoin de le nommer car je suis déjà tournée vers lui. D’ailleurs quand on parle à quelqu’un on ne le nomme pas toutes les trente secondes.
Mil mercis.
Bonjour Pascale,
Merci beaucoup pour votre commentaire. J’aime beaucoup cette prière si simple mais d’une grande puissance. J’aime beaucoup aussi votre suggestion car moi aussi je fais partie de ces femmes dérangées par le manque du féminin et le fait de ne pas nommer rend la prière plus neutre car je sais que Dieu va au-delà du « il et elle ».
Merci beaucoup !
Marie
C’est sympa, le retour 🙂 !
Cher Marc,
Je vous remercie pour cette réponse détaillée.
J’ai essayé d’ajouter un temps de « contemplation » avant la prière du Notre Père pour m’imprégner de ma vision de Dieu comme apaisant, réconfortant, tendre, affectueux, puissamment bon, libérateur et vecteur d’énergie pour continuer à créer et avoir de moins en moins de chaos. Soit en m’imaginant dans des situations mi réelles mi imaginaires où ma joie est sereine et pleine, soit en me remémorant quelques pépites spirituelles ressenties dans tout mon être – corps et esprit – où je pense avoir été tout particulièrement proche de Dieu. Je dois dire que cela marche plutôt bien, cela ressemble pas mal à des techniques de relaxation finalement mais orientées vers ma relation à Dieu. J’ai également été interpellée par le commentaire d’une internaute qui mentionnait que l’on ne répète pas dans une discussion le prénom de notre interlocuteur. C’est bien vrai. Donc se mettre en amont en « présence » de Dieu (moi qui me connecte consciemment parce que bien sûr iel est toujours là), et moins interpeller Dieu comme si je lui donnais des instructions et qu’iel ne serait pas déjà attentif à moi.
Pour rebondir sur votre réponse concernant comment nommer Dieu, après avoir réfléchi au mot Seigneur et avoir lu le commentaire de la NBS d’étude là-dessus, je pense que cela n’est pas si pire dans le contexte de l’époque. Nommer publiquement YHWH comme « Seigneur » c’est mettre YHWH au-dessus de tout chef politique ou autre. Après, tout à fait d’accord pour enlever ce langage lorsque le lieu n’est pas public, et YHWH est plus approprié alors probablement.
Merci pour la note sur le mot hébreu utérus pour la formule « être pris aux entrailles ». C’est d’ailleurs ce qui fait que j’adore la Bible et le Christ : on nous montre un chemin où l’on peut être pris aux entrailles, mais sans s’écrouler. Car ça fait parfois mal d’être pris aux entrailles, et cela peut devenir très souffrant et nous faire un peu perdre notre intelligence raisonnée. Pas d’anesthésie mais pas non plus de laisser aller à n’importe quoi, c’est génial !
Petite question pour finir, par curiosité. En fouillant les textes bibliques, je n’ai pas trouvé grand-chose sur Marie-Madeleine, alors qu’en effet l’Evangile de Jean la place comme super disciple auprès de Marie la mère de Jésus. J’imagine qu’à chaque fois que des femmes qui suivent Jésus sont indiquées, elle doit être dans les parages ?
Fraternellement,
L’explication de la NBS sur « Seigneur » que vous rapportez confirme bien ce qui me déplaît dans cette appellation : un Dieu supérieur à tout, alors que le mot YHWH désigne un Dieu source de l’être : non pas supérieur mais source profonde à ce qui m’est le plus intérieur. C’est diamétralement le contraire, il me senble donc que « Le Seigneur » est un contresens. Même si c’est une tradition ancienne, dont la traduction en grec du 3e siècle avant Jésus Christ atteste déjà. Mais bon, chacun sa théologie, sa foi.
Pour ma copine Marie-Madeleine, j’avais donné une conférence : https://youtu.be/2QGrHqKTjlo
Bien fraternellement