12 octobre 2023

Deux voitures garées devant un immeuble à moitié détruit par un tremblement de terre en Turquie - Photo de Çağlar Oskay sur https://unsplash.com/fr/photos/quelques-voitures-garees-devant-un-immeuble-Lva3ACKlL_8
Théologie

Perspective : Le Verbe au-delà du mal (par Jean-Yves Rémond)

N°35 d’Une perspective à la foi
Église Protestante de Genève.
Un encouragement à réfléchir, discuter :
par exemple dans les commentaires ci-dessous.

par Jean-Yves Rémond, théologien

Deux voitures garées devant un immeuble à moitié détruit par un tremblement de terre en Turquie - Photo de Çağlar Oskay sur https://unsplash.com/fr/photos/quelques-voitures-garees-devant-un-immeuble-Lva3ACKlL_8
Très souvent, le spectacle du monde nous entraîne au découragement : pourquoi tant de maux sur la terre, tant de catastrophes, tant de violences commises par des humains sur d’autres humains ? Quelle justice dans toutes ces souffrances injustifiables, quel sens pourrait avoir notre monde dans cet océan de non-sens ?

Cette question du mal inexplicable, face au Dieu d’amour qui s’est incarné en Jésus-Christ, n’a cessé et ne cesse d’interroger la théologie chrétienne. Karl Barth parle dans sa Dogmatique, à propos du mal, d’une « théologie brisée ». C’est une théologie qui voit le mal comme une réalité inconciliable avec la bonté de Dieu. Il faut donc penser un néant de déficience et de destruction hostile à Dieu. Et le néant, c’est ce que le Christ a vaincu en s’anéantissant lui-même sur la Croix. En ce sens, nous connaissons donc le néant par le Christ, et si nous croyons qu’en Christ, Dieu a vaincu le mal, nous devons croire aussi que le mal ne peut plus nous anéantir. Le fait de croire en la résurrection, comme le souligne Paul, est donc la condition sine qua non de la foi chrétienne.

La question qui se pose alors à chacun de nous est de savoir sir nous sommes capables d’une telle foi, assez puissante pour s’opposer à l’anéantissement par le mal. Et cela, nous ne pouvons le constater qu’en étant confrontés au mal lui-même. C’est l’histoire de Job. Et c’est la critique de Barth que nous livre Paul Ricœur, tout en acceptant le point de départ de la théologie brisée : le néant existe avec le mal, et le fait de le penser comme extrême opposé de la bonté de Dieu, et donc comme « existant » par ce fait même, ne résout pas l’aporie de l’existence du mal. Le mal existe, il existait même avant la Création (l’arbre de la connaissance du bien et du mal), il semble inhérent à la condition humaine.

Pour Ricœur, et je le suis entièrement sur cette ligne, le mal est avant tout un défi, et en tant que défi, il nous provoque à penser « autrement » ou « plus ». Et il nous oblige surtout, en nous heurtant à l’inconcevable, à l’inacceptable, à agir. La pensée et l’action, ensemble, sont les deux piliers de la philosophie ricœurienne : « À la question ”pourquoi le mal ?”, la réponse – non la solution – de l’action, c’est ”que faire contre le mal ?” »[1] Si cette réponse reste insuffisante, elle témoigne cependant du fait qu’en tant qu’humains, nous sommes aussi des participants de l’humanité de Dieu, c’est-à-dire de l’amour que nous pouvons donner, de l’aide que nous pouvons apporter quand le mal atteint notre prochain.

Je me souviens, lors d’une intervention d’aide en milieu hospitalier, avoir rencontré un homme souffrant d’une leucémie en phase terminale. Je me demandais en vain comment trouver des paroles d’apaisement. Il m’a alors parlé de son fils décédé dans un accident de moto. Sans plus réfléchir, je lui ai parlé de mon fils, décédé lui aussi quelques années auparavant. Ces morts n’ont pas de sens : rien ne peut expliquer ou justifier que des enfants meurent avant leurs parents. Mais ce jour-là, en parlant de notre deuil, en évoquant avec des photos – lui avec sa tablette, moi avec mon téléphone – la vie de nos fils, quelque chose est advenu contre le mal : la Vie a vaincu le mal dans cette chambre d’hôpital.

Paul Ricœur remarque, à la fin de son livre, que Job en est arrivé à aimer Dieu pour rien, faisant ainsi perdre à satan (le mal) son pari initial. Job est sorti du cycle de la rétribution, celui qui toujours veut justifier le mal comme ayant une cause dans la justice de Dieu, comme châtiment. Et nous faisons tous par moments, comme Job, ces « expériences solitaires de sagesse de la lutte contre le mal qui peuvent rassembler tous les hommes de bonne volonté » Et Ricœur ajoute : « Par rapport à cette lutte, ces expériences sont comme, les actions de résistance non-violente, des anticipations en forme de paraboles d’une condition humaine où, la violence étant supprimée, l’énigme de la vraie souffrance, de l’irréductible souffrance serait mise à nu[2] ».

Confrontés au mal, nous imaginons des réponses, nous ne pouvons en rester au non-sens, car l’humain est un créateur de sens. En fin de compte, la mort étant le mal suprême, c’est notre foi en Jésus-Christ qui nous permet le plus souvent, comme le suggérait Karl Barth, de surmonter le mal, de ne pas en être détruits. Et cette foi nous donne aussi l’espérance que le mal n’aura pas le dernier mot.

Il me semble, à cet égard, qu’il y a une grande différence entre la souffrance (humaine) causée par le mal, et le mal lui-même. La théologie, si l’on écarte la théodicée présentant une justice divine comme explication, n’a pas de réponse systématique en tant que spéculation sur le mal. Mais une théologie de la parole, alliée d’une philosophie de la volonté comme celle de Ricœur, nous invite à penser la puissance du Verbe au-delà du mal, une puissance qui continue à parler même quand les mots semblent insuffisants. La Parole contre le mal a si souvent été la seule « arme » du Christ ! Tout l’Évangile nous invite à le suivre avec nos propres paroles.
Par Jean-Yves Rémond
docteur en théologie de la Faculté protestante de théologie de Genève

[1] Paul Ricœur, « Le mal, un défi à la théologie et à la philosophie », Lectures 3, Le Seuil, p. 230
[2] Ibid., p. 233

NB : Cette question est d’actualité. Voir aussi cette question récente d’un visiteur : La non-violence du Christ n’est-elle pas un frein à notre engagement politique, si urgent et essentiel aujourd’hui ?

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8 Commentaires

  1. François dit :

    La question, si c’en est une, me semble mal posée. À ceux qui croient tous comme à ceux qui ne croient pas, à toux ceux qui croient en un dieu, quel que puisse être le nom de cette divinité, la question de l’origine du mal, et de sa justification se pose. Mais si on essaie de se placer, non de « notre » côté, mais du côté de Celui qui a créé cette Création, le problème ne se pose pas sous ces termes-là.
    Job se plaint d’avoir tout perdu, et il réclame une réponse à Dieu. Mais celui-ci ne lui répond pas, il lui dit « Qui est celui de toute ma Création qui ose encore et encore protester ? Regarde : tous les animaux sont très divers, pourtant ils vivent tous sans se poser ces questions qui agitent les humains. Même les vers de terre, même l’hippopotame, même le crabe, et même le terrible Léviathan sont chacun dans son espèce et respectent la loi de la Création : vivre et laisser mourir, et se reproduire en quantité.
    Quel est donc cet être qui déroge à la loi ? Tu veux m’instruire ? Alors, debout, mets ta ceinture et parle ! Quelle réclamation as-tu contre ma Création, dont tu fais partie ?

  2. Pascale dit :

    C’est vrai que, en ce qui concerne la question du mal, le plus important est la réponse qu’on va y donner, non pas la réponse à la question, mais la réponse au mal. J’adhère totalement à l’idée que tout l’Évangile nous appelle à lutter contre le mal (contre le mal lui-même, mais aussi, le plus souvent contre ses conséquences) au plus près de l’humain, d’homme à homme ; et que pour ce faire la parole (mais pas que) est puissante. Par ailleurs, quelle que soit la réflexion que l’on a à propos de l’origine du mal, il me parait essentiel de garder l’idée selon laquelle le mal sous toutes ses formes ne provient jamais de Dieu, idée sans laquelle aucune réelle confiance n’est possible.
    Par contre, la phrase « si nous croyons qu’en Christ, Dieu a vaincu le mal, nous devons croire aussi que le mal ne peut plus nous anéantir. » n’a pas de sens pour moi. Je pense que la vie sur terre est une fin en soi, et donc chaque mort prématurée est un échec, une victoire du mal, un anéantissement qui, s’il n’est pas reconnu en tant que tel, devient une forme d’acceptation. Mais ce dont je reste persuadée, c’est que Dieu ne renonce pas, comme il n’a pas renoncé après la mort de Jésus, et qu’en œuvrant avec lui on peut faire reculer le mal, ne serait-ce qu’un tout petit peu.

  3. Lili dit :

    Il me semble que Job a bien raison de se poser cette question qui n’est pas contradictoire avec notre nature. Au contraire, puisque justement : « tous les animaux sont très divers, pourtant ils vivent tous sans se poser ces questions qui agitent les humains. » Oui, car ils ne sont pas humains. Nous ne sommes pas des hippopotames, cela dit sans jugement de valeur. Ce n’est ni mieux ni moins bien d’être un hippopotame (enfin, je suppose), simplement c’est autre chose que d’être un homme, autre chose que nous pouvons difficilement saisir. L’homme, par nature, demande raison au monde alors que l’hippopotame n’a pas tellement l’air de s’occuper de métaphysique. Nous ne pouvons pas plus échapper à ce questionnement que nous ne pouvons cesser de respirer, même si nous ne devions recevoir aucune réponse satisfaisante et nous retrouver perdus à l’intérieur même de notre question, comme Job. La réclamation n’insulte ni la création, ni le créateur : « nous ne pouvons en rester au non-sens, car l’humain est un créateur de sens. » Tout comme Dieu. Je trouve cette formule assez juste. C’est plutôt l’absence de réclamation qui poserait un problème.

    Du coup, j’avoue que je peine à comprendre qu’il puisse y avoir « deux côtés » : un qui voit le mal et le subit, du côté de la créature et un autre du côté du créateur qui pourrait prétendre qu’il ne s’agit que d’une vue de l’esprit, que finalement, si, si ! c’est bien comme ça. C’est plus ou moins l’argumentation de toutes les théodicées. Mais après tout, il est possible que d’un point de vue divin, si ce point de vue peut exister, le mal n’existe pas pour lui. Simplement, je crois quand même que, dans ce cas, si Dieu décidait de changer de point de vue, de se mettre à hauteur d’homme, il verrait le mal nécessairement et sans le contester. Peut-être est-ce là d’ailleurs la raison de l’Incarnation telle qu’elle est rapportée dans les Evangiles : évaluer ce qui fait mal à l’humain, d’où que cela vienne, et proposer les actions qui peuvent sinon l’éradiquer, au moins en atténuer la portée.

    Pour finir, la formule « si nous croyons qu’en Christ, Dieu a vaincu le mal, nous devons croire aussi que le mal ne peut plus nous anéantir. », je ne la comprends pas non plus. Là, je coince. Que la mort soit conçue comme un échec ou une victoire du mal n’est pas non plus très audible. Un échec pour celui qui donne la mort, certainement, mais pour celui qui la reçoit, je ne crois pas. C’est « juste » une limite, une fin pour la vie.

    1. Pascale dit :

      Pas n’importe quelle mort, bien sûr. Mais une mort prématurée, un enfant qui tombe sous une bombe, c’est pour moi un échec.

      1. Marc Pernot dit :

        Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est un échec et c’est un scandale ultime aux yeux de Dieu, à chaque fois.
        C’est malgré la volonté de Dieu, et c’est qu’il n’a pas pu faire suffisamment.

        1. Lili dit :

          Je me permets de revenir sur ce terme « échec ». J’ai regardé vos éléments de réflexion mais je ne comprends pas. Vous semblez tellement d’accord tous les deux qu’il doit y avoir un élément de votre théologie qui m’a échappé. Mais lequel ?

          Que la mort soit un scandale, surtout celle d’un enfant – qui plus est frappé par une bombe comme dans l’exemple de Pascale – qu’elle soit une tragédie, une angoisse, qu’elle nous révolte, oui, bien sûr.
          Je ne dirais pas, comme certaines philosophies antiques, que la mort n’est rien pour nous puisque pour certaines d’entre elles, nous ne parvenons pas toujours à nous en remettre, à les dépasser. Il y a des deuils impossibles. Quant à notre propre mort, quoiqu’il arrive, il faudra mourir à cette vie-ci que nous expérimentons avec ce corps vivant. L’angoisse pour nous me semble davantage résider dans le fait de ne plus être là ; plutôt que dans le fait d’être « ailleurs », ou d’être « autre chose », ce qui est indéterminable en soi.

          Mais pour autant, où est l’échec : échec de quoi ? qui échoue ? où aurait été la réussite que cet échec condamne ? L’enfant qui meurt sous une bombe, il n’y peut rien, comment pourrait-il échouer ? Est-ce l’échec de ses parents qui n’aurait pas su le protéger ? C’est culpabilisant comme représentation. Ils n’y peuvent sûrement rien non plus, les malheureux. Et Dieu n’y « peut rien » puisque cela se fait « malgré sa volonté », si je vous suis bien. Donc l’échec me semblait davantage du côté de celui qui se fait l’agresseur, portant la responsabilité de l’action malfaisante. La mort de l’enfant me semble davantage absurde : il y a bien des causes à cette mort mais il n’y a pas de raison.

          Ou alors parlez-vous d’échec dans le sens où le chaos reprend ses droits ? Dans le sens où cet effort de la création divine pour amener la vie le plus loin possible marque des arrêts ? Qu’une mort prématurée n’est pas dans l’ordre des choses ? Pour ma part, je crois aussi que la mort d’un vieillard n’est pas moins absurde, moins tragique même si elle semble plus logique.

          Pour reprendre l’actualité de ce professeur assassiné a Arras, peut-on considérer que cette mort, dramatique et sidérante, serait un échec en tant que telle ? Et peut-on même considérer la mort de Jésus comme un échec ? (il me semble avoir déjà lu des éléments sur ce dernier point mais je n’ai pas retrouvé vos analyses).

          1. Marc Pernot dit :

            Il me semble que l’on peut dire que la mort d’un enfant, par exemple, est un échec de Dieu. Il me semble important de le dire pour ne pas « justifier » ce qui est une horreur. La mort de cet enfant ne répond à aucune belle finalité si ? Et ce genre d’accident doit être prévenu autant que possible, me semble-t-il ? C’est ce que signifie le fait de refuser de penser que ce drame puisse en quoi que ce soit être dans la volonté de Dieu, dans une des possibilités qu’il calcule. Quand nous disons « Que ta volonté soit faite », cela ne comprend pas ce genre d’horreurs mais au contraire que chaque enfant en particulier puisse se développer et épanouir ce qu’il est de meilleur… ce qui est bon pour lui, pour ses proches, et pour la galaxie entière, pour le moins.

            L’assassinat de Dominique Bernard est aussi un échec de Dieu, en tant que tel, renvoyant au chaos cette œuvre d’art qu’est un individu, jetant la division, la haine, la méfiance et la peur dans la cité : c’est littéralement diabolique (de διαβάλλω, éparpiller). C’est d’autant plus un échec que cette destruction est fait au nom Dieu, avec une théologie de la grandeur et de la puissance de Dieu au dessus de tout.

            En ce qui concerne la mort de Jésus comme un échec de Dieu, c’est ce que dit la parabole des « vignerons homicides » où le plan de Dieu est « ils respecteront mon fils » (voir l’étude Biblique récente vers 45:40), et puis non, il est trucidé précisément pour une raison de théologie mêlée à de la politique, déjà. De ses échecs, Dieu cherche à rebondir et de faire de cet échec un chemin vers le meilleur, malgré tout. C’est ce que l’on appelle la résurrection, ou la résilience.

    2. Marc Pernot dit :

      Comme réflexion sur la question de l’existence du mal, je vous propose ces éléments de réflexion :
      https://jecherchedieu.ch/dictionnaire-de-theologie/mal-existence-du-mal-de-la-souffrance/

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