« Une échelle dressée » (Genèse 28:11-19 ; Jean 1:43-51), pour l’Escalade, par Gabriel de Montmollin
La mémoire de l’événement du 12 décembre 1602 « l’Escalade » est une principale fête à Genève, familiale et joyeuse. Cette célébration fait qu »un cantique en patois, le « Cé qu’è laino », célébrant le secours de Dieu, celui qui est en haut, est devenu l’hymne national de la République de Genève.
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prédication (message biblique donné au cours du culte)
à Genève, le jour de l’Escalade 2024,
par : Gabriel de Montmollin – Directeur du musée international de la Réforme
Prédication
Votre pasteur m’a aimablement invité à venir prêcher dans votre paroisse à l’occasion de l’Escalade. Il me fait un très grand honneur et je le remercie. Il m’a précisé dans son invitation qu’il ne s’agissait pas pour moi de faire un exposé historique de l’événement. Ça tombe bien, je ne suis pas historien ni genevois d’origine. Mais comme Genevois d’adoption, je vis depuis 33 ans à Genève, j’ai la mentalité d’un converti. Je me plie avec joie à ses rites. A sa culture. A sa mentalité. J’y dirige le musée de la Réforme et j’en suis très honoré. Contrairement à la réputation qu’on lui fait parfois, Genève sait accueillir ceux qui s’y installent sans y être nés. Sa réputation internationale est méritée. On pourrait ajouter que sa vocation est également intercantonale.
Et puis il y a cette commémoration de l’Escalade. Une fête vraiment attachante au cœur de la nuit. Comme le musée de la Réforme est au centre de la vieille ville, on est aux premières loges pour savourer les roulements des tambours, le son des fifres, la rumeur des cortèges, le la lueur des chandelles, les fumets du vin chaud et de la soupe au pois. Et puis ce grand feu final sur la Place saint-Pierre le dimanche. L’atmosphère est unique, le plaisir tient à une scénographique reproduite à l’identique chaque année. On se sent pris au cœur d’un rite, d’une liturgie, quelque chose d’inscrit dans l’identité de la ville.
Et c’est si vrai que nous avons voté le 3 mars dernier pour ancrer le Cé qu’è laino dans la constitution de Genève en tant qu’hymne officiel du canton. Composé en 1603, une année après les événements par un auteur inconnu, il célèbre la victoire de Genève contre les assauts des troupes de Charles Emmanuel de Savoie. Nous venons de le chanter, je vous répète les quatre premiers couplets en français d’aujourd’hui :
Celui qui est en haut, le Maître des batailles,
Qui se moque et se rit des canailles
A bien fait voir, par une nuit de samedi,
Qu’il était patron des Genevois.
On peut malgré tout s’interroger sur les raisons de célébrer l’escalade, indépendamment des aspects folkloriques qui lui sont liés, la Mère Royaume et sa marmite ou désormais la course du même nom une semaine avant la commémoration. Est-ce vraiment un moment déterminant de l’histoire de Genève ? L’attaque n’a fait que 72 victimes, les combats n’ont duré qu’une nuit et, comme le disent Olivier Fatio et Béatrice Nicollier dans le livre de référence Comprendre l’escalade, si Genève était tombé aux mains des Savoyards cette nuit du 12 au 13 décembre 1602, le Roi de France Henry IV serait intervenu très rapidement avec ses troupes pour chasser ces derniers et rétablir l’indépendance à Genève.
Mais ce n’est sans doute pas la victoire seule de cette nuit qui a motivé sa célébration jusqu’à aujourd’hui, mais plutôt ce que cette victoire a signifié politiquement, ses conséquences favorables pour Genève car elle mettait fin à plus d’un siècle d’affrontements larvés ou réels avec la Savoie. Moins d’une année après cette nuit de décembre 1602, et en conséquence de cette défaite, elle allait enfin reconnaître l’indépendance de la ville.
Aujourd’hui, la Savoie politique n’existe plus. Il vaut la peine de regarder des cartes anciennes pour mesurer son importance passée. Au 15ème siècle par exemple c’était un territoire qui comprenait les villes de Nice, de Turin, de Chambéry, d’Aoste, de Bourg-en Bresse, de Martigny, de Saint-Maurice et de tout le canton de Vaud jusqu’à Morat. Genève y fut comme un satellite en raison des liens de la Savoie avec plusieurs de ces gouvernants et de son Évêque, jusqu’au passage à la Réforme au début des années 1530. Depuis lors, la Savoie n’eut de cesse de vouloir reconquérir Genève et ses territoires qui échappaient désormais plus nettement à son autorité religieuse, politique et économique.
Tout au long du 16ème siècle et notamment depuis l’avènement de Charles Emmanuel de Savoie en 1580, Genève dut subir d’incessantes offensives de la Savoie, un véritable harcèlement, des blocus de la ville, des encerclements, des combats, des sièges, des famines, au gré aussi de relations de combourgeoisie avec Berne et Zurich appelées souvent à la rescousse, mais parfois trop tard.
La défaite formelle de la Savoie en décembre 1602 dans sa tentative de s’emparer de Genève eut donc pour ses ressortissants le goût sucré de la victoire et du soulagement. On avait eu chaud, et la victoire allait définitivement régler, une année plus tard, une relation depuis trop longtemps toxique. On peut comprendre de ce fait l’importance qu’a pris le souvenir de cette victoire qui résonne encore et dont on a rapidement donné une lecture religieuse, comme on le voit notamment avec le C’è que Laino de 1603.
Mais qui est ce Maître des batailles, patron des genevois du premier couplet? Jésus-Christ ? Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ce dieu qui a sorti Israël du pays d’Égypte et conduit les hébreux de victoire en victoire à la conquête de Canaan ? Le vocabulaire renvoie incontestablement à l’Ancien Testament, ce que confirme le chant du Psaume 124, au matin de la victoire, par les Genevois et qui se conclut par ses mots, : « Notre secours, conclut-il, c’est le nom du Seigneur ».
La même année, en 1603, un verrier réalise à Genève un vitrail en souvenir de l’événement. Il est exposé actuellement au musée de l’Ariana, dans une exposition intitulée Post Tenebras Lux consacrée aux vitraux extraordinaires conservés par ce musée. De façon explicite, on y observe une allusion au Dieu des patriarches, et en l’occurrence à la figure de Jacob. On y voit les scènes classiques de l’attaque savoyarde et de la résistance genevoise, avec les trois fameuses échelles dressées contre les murailles de la Corraterie, les combats dans les allées des maisons qui donnaient sur les remparts, la débandade des assaillants, la mise à mal des échelles et ici et là, les premiers des 72 cadavres savoyards et genevois que l’on décomptera le lendemain.
Et puis, au sommet du vitrail, partant des rues basses pour monter jusqu’à Dieu représenté au ciel par le fameux triangle à œil unique, une échelle, parcourue dans les deux sens par des anges. C’est bien sûr le modèle du songe de Jacob, dont on vient d’entendre la lecture. Couché la tête sur une pierre dont il fera un autel, le patriarche rêve qu’une échelle se dresse sur la terre jusqu’ au ciel, parcourue par des messagers de Dieu qui y montent et descendent. Le Seigneur se tient au-dessus de Jacob et lui dit notamment : Je suis avec toi, et je te garderai partout.
La figure de Jacob est une des plus attachantes de la Genèse. Le Patriarche, fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham est le protagoniste d’un nombre appréciable d’aventures : ses rapports avec Esaü son frère jumeau et néanmoins aîné, sa vie chez Laban son oncle, sa lutte toute une nuit avec Dieu, ses douze fils, sa descente en Égypte pour y retrouver Joseph, grand intendant du pharaon. La Bible nous dresse le portrait d’un être plein de vie, traversé par des contradictions, des sentiments mêlés, n’hésitant pas à ruser pour obtenir ce qu’il veut. En l’occurrence, le droit d’aînesse qu’il achète pour un plat de lentilles à son frère Ésaü, et cette bénédiction paternelle qu’il subtilise à son frère en se faisant passer pour lui aux pieds d’Isaac, atteint de cécité.
Or, justement, ce rêve d’une échelle parcourue par les anges au bas de laquelle Dieu lui adresse des promesses solennelles de richesses, de descendance et de protection, symbole repris dans cette représentation de l’escalade, a lieu alors qu’il est en cavale pour fuir la colère de son frère, furieux du tour qu’il lui a joué. Dieu conclut une alliance avec un manipulateur, un être qui a trahi la confiance familiale au moment quasi sacré de la transmission d’un héritage.
Voilà ce Dieu vers qui se manifeste la reconnaissance de Genève, via la reprise du motif symbolique de l’échelle de Jacob dans la représentation de l’Escalade. Mais ce n’est pas complètement illogique. Bien entendu, la référence à l’échelle de Jacob est motivée par les trois échelles utilisées par les Savoyards pour pénétrer dans la ville. Les premières se brisent, la quatrième relie les vainqueurs à Dieu. Ce qui est intéressant ici, c’est l’utilisation que Calvin a fait de la relation de Jacob et Esaü reprise de Saint-Paul dans sa théorie de la prédestination qui dissocie complètement l’influence que tout être humain pourrait exercer dans son salut. Ce dernier est décidé par Dieu selon des desseins hermétiques et totalement indépendamment des mérites des uns et des autres. Autrement dit, si le maître des batailles est le patron des Genevois, ce n’est pas à cause du comportement des genevois.
Il y a une autre allusion dans la Bible aux échelles parcourues par des anges. C’est dans le livre de Jean au chapitre 1, versets 43 à 51. Après son baptême et avant l’épisode des Noces de Cana, Jésus est en train de recruter ses premiers disciples, parmi lesquels Nathanaël, à Bethsaïda, à qui il annonce, vu sa foi, qu’il verra sous sa conduite, lui et aussi les disciples, le ciel ouvert et les anges monter et descendre sur le Fils de l’Homme. Pas de rêve individuel ici, mais une vision à ciel ouvert promise par Jésus à ceux qui veulent vivre à sa suite en suivant ses commandements d’amour, et ici, pourquoi ne pas évoquer l’amour de l’ennemi, l’amour du prochain, l’amour… du Savoyard en 1603
Aujourd’hui, la Savoie n’existe plus. Ses descendants territoriaux sont français, italiens, vaudois, fribourgeois et genevois aussi, les anciennes fortifications de Genève ont disparu au milieu du 19ème siècle sous l’impulsion du politicien James Fazy qui a tracé de nouveaux quartiers au-delà des murailles, où ont notamment été érigés la synagogue de Plainpalais, l’Eglise russe à la Rue Toepffer ou l’Eglise Notre Dame à Cornavin, des édifice traduisant les aspirations religieuses d’une population beaucoup plus diversifiée qu’au début du 17ème siècle.
Dans la foulée de cette évolution générale, Genève est devenue au 20ème siècle le siège européen des Nations Unies et de nombreuses institutions œuvrant pour la paix, pour le dialogue, pour le rapprochement des peuples, et tout particulièrement pour la réconciliation chrétienne avec le COE et le dialogue interreligieux avec l’appel de Genève. Alors, pourquoi continuer à rejouer avec autant d’ardeur une scène primitive qui n’a plus grand-chose à voir avec la Genève d’aujourd’hui, aux plans sociologiques, spirituels et architecturaux ? Et bien précisément pour permettre, à la manière un peu d’un carnaval, de se déplacer une fois par année dans le passé pour le réinterroger et ainsi pour revitaliser son identité présente.
C’est quand on émigre à l’extérieur de son environnement temporel ou spatial qu’on peut mieux identifier ses lignes de force ou de faiblesse. Voyager dans le temps une fois par année au cœur d’un événement historique permet d’interroger ses racines et leur signification. La mémoire est une instance fragile. Il faut l’alimenter en lui présentant des contenus mis en scène avec des odeurs, des sons, des visions, une invitation à la communion. C’est ainsi que la fête de l’escalade relève le pari de s’inscrire dans un laboratoire de l’identité de Genève, non pas pour se réfugier dans un passé qu’aucune célébration n’arrivera à reproduire, mais pour se situer par rapport à lui en méditant les leçons qu’il nous adresse.
On le voit avec notre musée de la Réforme : la population est curieuse du passé quand on peut l’appréhender au-delà de ses recherches solitaires sur internet ou tout seul dans les livres. Le succès de ce musée d’histoire tient au fait qu’on y rencontre d’autres visiteurs intéressés par le passé, que les lieux se prêtent à l’échange et à la construction commune d’une vision de l’histoire qui se modifie constamment. Nous sommes toujours heureux de dialoguer avec ce public, ce qui nous permet aussi de faire évoluer notre muséographie.
A cet égard, et pour terminer, je trouve qu’il y a une chose qui pourrait évoluer dans la célébration de la fête. J’ai cru comprendre que l’hommage aux victimes de l’Escalade que l’on fait le vendredi, ne concerne que celles des résistants genevois et qu’aucune pensée n’est prévue pour les victimes savoyardes.
Il me semblerait juste et cohérent, 422 ans plus tard, que mémoire leur soit aussi faite, au nom de Genève, au nom de sa vocation généreuse, internationale et réconciliatrice.
Amen
Gabriel de Montmollin
Directeur du musée international de la Réforme
Textes de la Bible
Genèse 28 :11-19
Jacob atteignit un lieu où il passa la nuit, car le soleil s’était couché. Il prit l’une des pierres du lieu, la plaça sous sa tête et se coucha en ce lieu. 12Il fit alors un rêve : un escalier était dressé sur la terre, et son sommet touchait au ciel ; les messagers de Dieu y montaient et y descendaient. 13Le Seigneur se tenait au-dessus de lui ; il dit : Je suis l’Eternel, le Dieu d’Abraham, ton père, et le Dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je te la donnerai, à toi et à ta descendance. 14Ta descendance sera aussi nombreuse que les grains de poussière de la terre ; tu t’étendras à l’ouest et à l’est, au nord et au sud. Tous les clans de la terre se béniront par toi et par ta descendance. 15Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras et je te ramènerai vers cette terre ; car je ne t’abandonnerai pas, jusqu’à ce que j’aie fait ce que je t’ai dit.
16Jacob s’éveilla de son sommeil ; il dit : Vraiment, le Seigneur est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! eIl eut peur et dit : Que ce lieu est redoutable ! Ce n’est rien de moins que la maison de Dieu, c’est la porte du ciel ! 18Jacob se leva de bon matin ; il prit la pierre qu’il avait placée sous sa tête, il en fit une pierre levée et versa de l’huile sur son sommet. 19Il appela ce lieu du nom de Beth-El – mais le nom de la ville avait d’abord été Louz.
Évangile selon Jean 1 :43-51
Le lendemain, Jésus voulut se rendre en Galilée, et il trouve Philippe. Jésus lui dit : Suis-moi. 44Philippe était de Bethsaïda, la ville d’André et de Pierre. 45Philippe trouve Nathanaël et lui dit : Celui au sujet duquel ont écrit Moïse, dans la Loi, et les prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus de Nazareth, fils de Joseph. 46Nathanaël lui dit : Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth ? Philippe lui dit : Viens voir. 47Jésus vit Nathanaël venir à lui, et il dit de lui : Voici un véritable Israélite, en qui il n’y a pas de ruse. 48Nathanaël lui dit : D’où me connais-tu ? Jésus lui répondit : Avant que Philippe t’appelle, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu. 49Nathanaël reprit : Rabbi, c’est toi qui es le Fils de Dieu, c’est toi qui es le roi d’Israël. 50Jésus lui répondit : Parce que je t’ai dit que je t’ai vu sous le figuier, tu crois ? Tu verras des choses plus grandes encore ! 51Et il lui dit : Amen, amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme.
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Heureusement qu’il n’y a plus grand monde pour penser que Dieu se rangerait aux côtés d’un des belligérants dans un conflit pour lui apporter la victoire !
Euuh, Dieu vous entende !-) si je puis dire.