Le désir le plus impérieux d’un pauvre, son besoin essentiel, c’est d’être respecté (sœur Emmanuelle)
Voici le premier fruit de mon expérience : quel que soit le continent, le désir le plus impérieux d’un pauvre, son besoin essentiel, c’est d’être respecté. Nous touchons ici la condition sine qua non de toute action humanitaire : témoigner à tout être humain un égal respect. Pour être authentique, ce respect exige la prise en considération de la pensée de l’interlocuteur. En aucun cas il ne faut lui imposer la nôtre. Chaque être humain a sa valeur, quels que soient son niveau social, intellectuel, financier, sa couleur de peau, sa santé, son âge, l’état plus ou moins catastrophique où il se trouve. Chacun est un frère, une sœur en humanité. Qu’il soit alcoolique, drogué, sidéen, détenu, il a droit à des égards. Il a même le droit de refuser ce qui nous paraît, à nous, être son bien. Nous n’avons pas à faire pression sur lui. En insistant, nous risquons de briser le dernier fil qui le retient à l’existence, sa liberté de choix.
Moi qui suis toujours pressée, prête à pousser choses et gens pour avancer rapidement, j’ai appris que le pauvre me demande surtout de ne pas vouloir pour lui, mais de vouloir avec lui, d’essayer de le comprendre. Mis alors en confiance, il est content d’échanger ses idées et, au fil des jours, il évoluera peut‑être de lui‑même vers quelque solution possible, surtout quand il se sent entouré d’affection. Une attitude contraire risque d’en faire un assisté. Compter sur sa liberté, c’est lui remettre le pied à l’étrier afin qu’il puisse avancer à nouveau par lui‑même.
L’amitié authentique et profonde est un besoin essentiel du pauvre. Cette amitié crée un sentiment d’égalité, pousse au partage, suscite un climat de confiance réciproque… Cette amitié qui n’est pas sensiblerie mais dévouement doit trouver sa source : un déclic se produit devant l’inhumanité d’une situation donnée. C’est comme le couvercle d’une marmite que soulève la vapeur : on en est brûlé, la blessure ne laisse pas de repos.
Mais il ne suffit pas d’aimer. l’intelligence doit s’unir au cœur pour forger la relation adaptée à la personne, au cas et au pays. Lorsque je parle du respect et du souci de l’autre, j’entends aussi l’étude rationnelle du problème : genre des difficultés, nature des aspirations, nature des moyens matériels et spirituels. Seul ce type de relation garantit de ne pas imaginer des solutions à partir de nous‑mêmes, mais nées de l’écoute et de la vision de l’autre. Cela exige persévérance et acharnement. Ce n’est pas du feeling… Aimer et respecter l’homme mutilé, ce n’est pas en faire un mendiant assisté, mais un être libre qui réalise ses propres aspirations et gagne sa vie par son travail.
Le défi qui se présente invariablement consiste à se mettre en situation. J’entends par là tout simplement se mettre à la place de l’autre en difficulté pour comprendre ses états d’âme. Plus que son état tout court, il s’agit de comprendre une souffrance qui n’est pas extérieure, mais intime et cachée. Si on fait quelques pas avec lui en l’écoutant, il est alors plus aisé de trouver ensemble une solution appropriée. Avant toute étude de dossier, avant tout projet, une action qui se veut humanitaire commence donc par la relation, par le compagnonnage. C’est grâce aux cinq années où, dans le bidonville, j’ai vécu, écouté, partagé sans agir, qu’une nouvelle relation avec l’homme s’est découverte à moi. Je n’avais pas soupçonné auparavant que, instinctivement, le premier réflexe est d’utiliser l’autre, même en visant son propre bien. Ça nous colle aux tripes, cette réaction presque animale de sauter sur le monde, la personne, la chose pour nous en emparer…
Dans l’action humanitaire, dans la mesure où justement on prétend faire et vouloir le bien, le risque est d’autant plus grand que se développe sans frein notre instinctive volonté de puissance. L’action vous dope et vous monte à la tête : on se croit un surhomme. Le besoin de s’estimer soi‑même d’après l’estime des autres est inhérent à la nature humaine. Dans l’humanitaire, ce besoin a tellement le champ libre qu’il constitue un perpétuel danger. Tu deviens un demi‑dieu, tu bois à toi‑même et tu deviens insupportable. Ce n’est pas mauvais d’être content de soi, d’avoir sa petite gloriole. C’est de toute manière inévitable. Ce qui est grave, c’est l’orientation majoritaire qui fait de moi le centre du monde. Comme les satellites autour d’une planète, tout gravite alors autour du moi : le monde, les choses, les autres et y compris soi‑même. Il faut que je dise la vérité : j’en ressens moi aussi les atteintes et la nécessité d’une lutte, la nécessité d’un arrachement à l’attraction de mon ego pour choisir, prioritairement, l’attraction de l’autre. Avouons‑le cependant, nous ne pouvons pas être que “ donnés ”. On tomberait alors dans le rêve de l’angélisme. Il faut donc s’accepter avec humour, prendre son pouls avec lucidité, accepter ses travers, mais en cherchant sans trêve à s’en dégager.
Sœur Emmanuelle, Richesse de la pauvreté
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