Qui va gagner : le bulldozer, l’intello ou la maman ? (Nombres 24:10-17 ; Psaume 82)
(Voir le texte biblique ci-dessous)
prédication (message biblique donné au cours du culte)
à Genève le Dimanche 23 septembre 2018,
par : Marc Pernot, pasteur à Genève
Balaam est bien connu grâce à son ânesse qui parle. Il y a plus que cette joyeuse farce dans l’histoire de Balaam, elle court sur deux chapitres du livre des Nombres (22-24), elle est bien plus archaïque que le reste de ce livre.
Balam fils de Beor, apparaît également dans une inscription découverte en Jordanie non loin du Jourdain (à Deir ‘Allah). Il s’agit d’un texte écrit à l’encre noire et rouge sur le plâtre du mur d’une école de scribes du VIII e ou IXe siècle avant Jésus-Christ. Il raconte que les dieux Elohim et Shaddaïn parlent à Balaam, et ils tentent de persuader le dieu soleil Shamash de ne pas maudire les hommes pour toujours. Cela donne des renseignements sur le contexte de l’époque.
Les textes de la Bible les plus anciens remontent à une époque où le monothéisme n’était pas encore en vigueur chez les hébreux. C’est ce que nous voyons également dans le Psaume 82 : un Dieu préside une assemblée des dieux. C’est El, le dieu de la force qui est mis en avant dans ce Psaume comme étant le principal, celui qui est choisi pour être adoré par le psalmiste. Il parle aussi d’Elyon (le Très-Haut) qui est, dit-il, le père de tous les dieux, mais qui n’a pas les faveurs de son adoration. L’histoire de Balaam met en avant Yhwh (Yahwé ou plutôt Yahou ) comme étant le premier pour son auteur. Il connaît aussi EL, Elyon et Shaddaï, chacun de ces dieux lui apportant sa part de révélation et même de bénédiction.
Ce ne sera que des siècles plus tard que les hébreux deviendront monothéistes.
Savoir quel Dieu, ou quels dieux au pluriel, nous adorons est fondamental, que ces dieux « existent » ou non en tant que puissance « au ciel ». Car de fait, très concrètement, nous sommes créé à l’image de ce que nous adorons. C’est ce que dit avec grande finesse la Genèse dans ce verset célèbre : «Dieu dit: Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. » (1:26). Dieu parle d’ailleurs ici au pluriel, peut-être est-ce un reste de Dieu présidant l’assemblée des dieux comme au Psaume 82, peut-être que c’est à l’humain que Dieu propose : si tu le veux, toi et moi, nous créerons ensemble un humain, un vrai, libre et créateur par la force du dialogue avec l’autre.
En tout cas, c’est vrai : la personne humaine évolue sans cesse, et elle est formée à l’image de ce qu’elle place devant ses yeux, à l’image du Dieu ou de l’idéal auquel elle croit.
Sommes nous réellement monothéistes ? Sur le plan de la religion, oui, le chrétien est monothéiste comme le sont les juifs et les musulmans. Certes. Sur le plan de la pensée, l’athée serait plutôt zéro-théiste, si je puis dire. Mais du point de vue de notre psychisme et de notre évolution, tous, chrétiens comme athées nous ne sommes pas monothéistes car il y a bien des choses qui nous motivent, bien des choses que nous adorons, des sources où nous allons boire quand notre être a soif de vivre mieux.
Cette histoire de Balaam peut nous aider à mettre de l’ordre dans ce panthéon. C’est une invitation à faire un recensement de cette assemblée des dieux qui trône dans notre cœur, dans notre tête, dans notre espérance et donc dans notre agenda. « Connais-toi toi-même » (comme on disait à Delphe). Et ensuite « prends soin de toi-même » : peut-être en faisant un peu de tri parmi nos dieux, si possible (car ce n’est pas évident), surtout en choisissant quel dieu, ou quelle caractéristique de notre Dieu unique nous choisirons pour présider notre assemblée des dieux. L’idéal étant que ce dieu que nous adorons soit le plus possible cohérent avec Dieu, la source transcendante de vie qui existe par ailleurs.
Selon cette histoire de Balaam, plusieurs voix s’expriment pour guider notre façon de voir et d’agir :
1) L’homme : fort mais borgne
Oracle de Balaam, fils de Beor :
oracle de l’homme fort, celui qui a un œil parfait.
La première chose qui s’exprime est la personne-même de Balaam. C’est bon à noter. Tout prophète est un homme, il parle avec les mots de sa culture, il parle de Dieu en fonction de ce qu’il a vécu. Bien sûr. L’Esprit de Dieu est comme un souffle nous dit la Bible. C’est comme quand le vent agite de grands arbres, une voix se fait alors entendre : de qui est cette voix ? Ni du vent ni des arbres, elle naît de la rencontre des deux. Il en est de même de la parole entendu quand Dieu parle.
« Oracle de Balaam » : nous avons, en tant qu’humain quelque chose à exprimer, quelque chose de fort et de vrai, qui parle réellement de Dieu. C’est normal puisque nous sommes créé à l’image de Dieu, et animé par son souffle. Le Psaume 82 va même jusqu’à dire, dans une phrase que Jésus lui-même cite (Jean 10:34) « vous êtes des dieux ». Il y a quelque chose de Dieu en nous, simples mortels.
Le prophète est Balaam. Il porte un nom propre. Nous avons un nom propre, et c’est le signe d’une grâce, signe de notre dignité : «Je te connais par ton nom, tu as trouvé grâce à mes yeux » (Ex. 33:12 ; És. 43:1).
Le prophète est Balaam, mais encore fils de Beor : nous sommes le fruit d’une lignée de générations, de cultures, d’intelligence et de foi. Cela aussi est une vie, une richesse, une voix qui s’exprime en nous.
Balaam est aussi un humain, et un humain doué d’une certaine force. Notre corps, avec cette vie qui anime chaque cellule, exprime quelque chose aussi, il a sa voix dans son assemblée des dieux.
C’est ainsi que Balaam, nous dit le texte, est « celui qui a un œil parfait » (Nyeh Mt-v). Tel quel, avec ces dons que nous avons, nous avons déjà une belle capacité de clairvoyance. Il y a seulement un petit problème : avec un seul œil, on ne voit pas le relief. L’humain a une réelle clairvoyance mais il ne voit et ne connaît par lui-même que la moitié de la réalité. Il faut attendre la fin de la présentation pour que Balaam puisse voir par ses deux yeux.
Des dieux viennent à son aide : El, Elyon et Shaddaï, pour nous cela peut être trois façons dont le Dieu unique vient à notre aide. Ce n’est pas un hasard s’il y a ici trois dieux dans ce panthéon, puisque le chiffre trois a toujours évoqué ce qui est divin dans la culture de cette région. Nous avons d’abord :
2) El : le dieu fort
Oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu (El),
El, c’est le dieu fort, le dieu créateur de la Genèse qui distingue entre la nuit et le jour, entre le sec et le mouillé, c’est le dieu sage qui dit ce qui est juste et bon. Et « Écouter », c’est le commandement essentiel proposé par Moïse selon le Deutéronome. Tout simplement se mettre à l’écoute de ce que Dieu « dit » à notre conscience. Il n’est même pas ordonné d’entendre, ni d’être d’accord, seulement de se mettre à l’écoute. Excellent. Pourtant, ce n’est qu’un début, nous avons ensuite :
3) Elyon : le dieu « très haut »
Oracle de celui qui connaît
la connaissance du Très-Haut (Elyon).
Elyon : le très haut, le plus haut. Selon ce texte, il évoque l’intelligence que Dieu nous apporte. Si l’écoute est première, apportant ce que l’on pourrait appeler la révélation s’ajoutant à notre propre vision du monde. Elyon, le très haut, nous donne la capacité d’en faire quelque chose avec intelligence, avec discernement, avec bon sens. Le fait que cela soit considéré comme supérieur même à la rigueur de la Loi et du dogme est remarquable. Il y a encore quelque chose de supérieur :
4) Shaddaï : la déesse nourricière
Oracle de celui qui voit
la vision de Shaddaï en se prosternant,
et dont les deux yeux sont décillés.
Ce nom même de Shaddaï a toute une histoire dans nos traductions de la Bible. Car quand les grecs ont traduit la Bible Hébraïque vers 300 avant Jésus-Christ, le sens de ce mot « shaddaï » s’était perdu ou peut-être qu’ils ont fait comme s’ils avaient oublié pour mettre ce qui pour eux était le plus digne d’un Dieu : la Toute Puissance, celle de Zeus, le grand dieu des grecs. À l’époque de Balaam, Shaddaï était une déesse bien connue comme on le voit sur l’inscription de Deir ‘Allah, mais aussi retrouvée dans des sites archéologiques de l’âge du bronze : une déesse de la fécondité, plus précisément une déesse nourricière. En effet, en hébreu, « shad » est le sein maternel, ce qui donne au duel « shaddaï » : les deux seins de la maman nourrissant son enfant.
La déesse mère Ashéra (ou Astarté) était bien connue des hébreux, elle avait même sa statue dans le temple de Jérusalem où elle était adorée formant un beau couple avec Yhwh pendant des siècles. Ashéra était une déesse mère. En Ougarit elle était parfois appelée Shaddaï (celle qui a deux seins) ou Rarhmaï (celle qui a un utérus, celle qui a de la miséricorde puisque la racine rarham signifie les deux). Dans la Genèse cette théologie se retrouve par exemple dans la bénédiction par laquelle Jacob bénit son fils Joseph dans la Genèse(49:22-26) : «Joseph est le rejeton d’un arbre fertile près d’une source… C’est l’œuvre du Shaddaï qui te bénira des bénédictions des mamelles et du sein maternel ».
C’est le roi Josias qui imposera aux hébreux (en 622) de n’adorer plus qu’un seul Dieu en faisant la synthèse entre Dieu et l’Éternel (El et Yhwh), ce qui est absolument génial et très fécond (Deut. 6:4). Du coup, Yhwh héritera des qualités du couple qu’il formait avec Ashérah. Il est El Shaddaï (Exode 6:3) en tant que Dieu aux tendres soins pour ses enfants. Il est El Rarhoum le Dieu qui donne la vie par sa miséricorde (Deut. 4:31).
C’est bien, il n’empêche que la question demeure, elle est même plus aigüe encore : qu’est qui l’emporte en Dieu parmi ses qualités essentielles : la force du bulldozer, l’astuce du génie ou la tendresse de la maman ? D’après Balaam, c’est la tendresse. C’est Shaddaï qui donne la vision des deux yeux. C’est devant lui/elle qu’il se prosterne, c’est lui/elle qu’il adore, qu’il place comme présidant l’assemblée de ses dieux.
C’est remarquable que ce soit plus la nourricière que la génitrice qu’il valorise ainsi en l’Éternel. Comme si notre personne était déjà complète, à la manière d’un bébé. Ce qui nous manque c’est juste de grandir. Et pour cela, ce dont nous avons besoin par dessus tout : ce sont de tendre soins. Ceux de l’Éternel.
Au choix, dans notre conception de Dieu, dans nos valeurs aussi, nous avons : El, un buldozer qui fonce, capable de déplacer des montagnes pour mettre de l’ordre. Nous avons Elyon : un intello qui comprend et discerne ce qui serait le plus efficace. Et nous avons Shaddaï, la tendre maman qui nous allaite. Nous avons besoin des trois, tous, croyants comme athées, pour avancer. C’est utile pour nous de prendre en compte chacune de ces belles inspirations, de n’en oublier aucune et de les hiérarchiser. Balaam les place dans cet ordre : c’est l’Éternel qui présidera, l’emportant sur les deux autres. Puis ce sera l’intelligence, puis la force et la Loi, et enfin notre propre regard, qui compte aussi.
C’est à mon avis une sage façon de voir la vie humaine, pour avancer et pour être heureux (ce qui est en hébreu désigné par le même mot Asher, qui a d’ailleurs donné son nom à Ashérah).
De plus, Jésus-Christ nous révèle que Dieu est comme cela, réellement, plus maman poule que bulldozer de justice. Jésus vit de cela et il le dit par exemple quand il compare Dieu à une poule qui prend ses poussins sous son aile (Mt 23:37).
Ce n’est pas neutre d’adopter cette théologie-là. Cela permet effectivement d’écouter Dieu. Car seul un cœur qui n’a pas peur de l’autre peut vraiment l’écouter. Cette disposition permet à Dieu de nous aider en profondeur.
Cette théologie nous rend capable d’une autre façon de voir, inspirée du Shaddaï : pour bénir mon prochain même si mon corps, même si la justice ou l’efficacité s’unissaient pour me suggérer de le maudire.
Ce que Balaam voit clairement aussi : c’est un avenir. Il ne voit pas l’avenir au sens de ce qui va arriver demain. Il voit qu’il y a un avenir. Un avenir clair et puissant comme l’amour manifesté en Christ. Une étoile et un sceptre.
Amen.
pasteur Marc Pernot, église protestante de Genève
Textes de la Bible
Nombres 24:10-17
La colère de Balaq s’enflamma contre Balaam ; Balaq frappa des mains et dit à Balaam : C’est pour vouer mes ennemis à la malédiction que je t’ai appelé, et voici que déjà par trois fois tu les as comblés de bénédictions. 11Fuis maintenant, va-t’en chez toi ! J’avais dit que je te rendrais des honneurs, mais l’Éternel t’empêche de les recevoir. 12Balaam répondit à Balaq : N’ai-je pas parlé en ces termes aux messagers que tu m’as envoyés : 13Quand Balaq me donnerait plein sa maison d’argent et d’or, je ne pourrai prendre aucune initiative ni en bien ni en mal contre l’ordre de l’Éternel (YHWH); je dirai ce que dira l’Éternel ? 14Et maintenant je m’en vais vers mon peuple à moi. Viens, je t’avertirai de ce que ce peuple fera à ton peuple dans les temps à venir. 15Il éleva alors la voix, disant :
– 15 Oracle de Balaam, fils de Beor, et oracle de l’homme fort, celui qui a un œil parfait.
– 16 Oracle de celui qui écoute les paroles de Dieu (El), et de celui qui connaît la connaissance du Très-Haut (Elyon).
– De celui qui voit la vision de Shaddaï en se prosternant,
et dont les deux yeux sont décillés :17 Je le vois, mais non maintenant, Je le contemple, mais non de près : Une étoile s’élève de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël…
Psaume 82 (psaume d’Asaph)
Dieu (El) se tient dans l’assemblée divine ;
il gouverne au milieu des dieux (Elohim).2 Jusqu’à quand jugerez-vous avec injustice et favoriserez-vous les méchants ? 3Faites droit au faible et à l’orphelin, rendez justice au pauvre et au déshérité, 4faites échapper le faible et le pauvre, délivrez-les de la main des méchants : 5ceux qui n’ont ni connaissance ni intelligence, qui marchent dans les ténèbres ; toutes les fondations de la terre en vacillent.
6 J’avais dit : Vous êtes des dieux, vous êtes tous des enfants du Très-Haut (Elyon). 7Cependant vous mourrez comme les humains, vous tombez comme un prince.
8 Lève-toi, ô Dieu, gouverne la terre ! Car tu as toutes les nations pour richesse.
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