04 septembre 2024

Extrait de la couverture du livre de Clément Rosset, Le réel et son double: Essai sur l'illusion chez Folio
Témoignages

Paul à Damas et Clément Rosset : du double au réel

Je reçois cette étude passionnante d’une professeure de philosophie dans un lycée français qui ajoute régulièrement des commentaires enrichissants et stimulants sur ce site. Cette étude me semble être plus qu’intéressante : très intéressante sur le fond, et très intéressante aussi quant à la démarche. Les « prédications » mises en ligne sont faites pour réfléchir par soi-même, faire le lien avec d’autres domaines de la pensée, rebondir. Chacun selon sa propre sensibilité.

Lili nous écrit :

Ce sont mes devoirs de vacances… 😉 j’ai eu un peu de temps pour explorer sans contrainte quelques réflexions.
Je voulais mieux saisir cette histoire de « chemin de Damas », au-delà de l’image d’Epinal, et votre prédication m’y a largement aidée. Je vous préviens qu’il y a sept pages… mais je crois vous avoir entendu dire que c’est un chiffre sympa dans La Bible.
A la première lecture, il m’est venue à l’idée un concept que l’on trouve chez Clément Rosset, dans Le réel et son double : celui de « perception inutile » et puis voilà, la piste a provoqué des rebondissements, des détours et des échos inattendus.
Néanmoins, je n’ai pu survoler que quelques aspects de vos analyses.
Vous pouvez vous en servir comme vous voudrez, bien sûr. Cela peut faire écho à d’autres réflexions d’autres personnes.
En vous souhaitant une excellente rentrée dans votre paroisse,
Amitiés,

Voilà donc cette étude de 7 pages : effectivement, le 7 évoque dans la Bible la bénédiction. Et la lecture de cette étude peut vraiment en être une.

Grand merci à vous, Amélia

Marc Pernot

verset médité prêt à être imprimé

Paul à Damas et Clément Rosset : du double au réel

I – Le réel et son double d’après Clément Rosset

couverture du livre de Clément Rosset, Le réel et son double: Essai sur l'illusion chez Folio Rosset thématise dans son essai l’idée selon laquelle l’adhésion de la conscience au réel ne va pas de soi. C’est contre-intuitif car nous avons plutôt l’impression que notre adhésion au réel est automatique et ne pose pas de problèmes. Justement. Rosset défend l’idée que la conscience humaine dispose d’un pouvoir d’acceptation ou de refus de la réalité et, qu’en cas de refus, elle pourra produire un autre réel, un double du réel qui la satisfasse. Comme il dit, le réel ira « se faire voir ailleurs », autrement dit le réel sera mis de côté et nous ne nous en apercevrons même pas puisque nous aurons construit un réel de substitution entièrement cohérent. Mais ce double du réel relève bien de la fiction et n’existe pas : le seul vrai réel n’est donc « l’autre de rien » comme il le signale en préambule. Ce « double » prend chez Rosset la forme fondamentale de l’illusion mais une illusion qui peut aussi avoir ses vertus.

Cette « perception nouvelle » produite alors par le sujet va rendre « inutile » la perception première de la « réalité réelle » – si on peut dire – par rapport à laquelle la conscience du sujet ne va plus s’orienter. De ce dédoublement du réel, Rosset fait un principe de la conscience qui peut donc refuser les évidences qui lui sont soumises, refus de voir légitimé en général par la crainte, la souffrance ou l’angoisse devant une réalité impossible à admettre telle quelle par le sujet. On ne peut quasi pas l’éviter et on en retrouve facilement les traces en s’observant et plus facilement encore en observant les autres, bien sûr. La paille toujours plus visible que la poutre.

On peut aussi préciser que l’idée de Rosset, qui se retrouve facilement en psychologie ou psychiatrie : le refus de la réalité – donc pas très originale – n’est valable ici que dans les cas de conscience normaux, non cliniques, que c’est une des modalités du rapport de la conscience au monde. C’est plus intéressant, me semble-t-il, puisque tout un chacun nous sommes dès lors non pas « victimes de » mais « favorables à » ce type d’illusion.

L’originalité, c’est que le réel n’est pas transformé pour être rendu acceptable par le sujet, comme cela peut l’être dans les cas pathologiques. Le réel est laissé intact par celui qui s’illusionne. Le réel est bien vu mais seulement « d’une certaine manière », autrement dit même si Rosset n’utilise pas le terme, il est interprété, on donne un autre sens à ce qu’on voit. On peut dire que le sujet ne tire pas les bonnes conclusions sur ce réel et construit un autre réel dans lequel ses conclusions à lui s’emboîtent sans difficulté. C’est cela le « double du réel ». Et c’est lorsque la réalité va frapper – presqu’au sens strict – le sujet qu’il y aura une surprise, voire un choc, un malaise ou un traumatisme de la conscience puisque l’événement réel, qui était perçu mais non compris, aura lieu ou pourra enfin apparaître. Et l’idée selon laquelle la réalité n’est pas transformée – mais mise de côté – rend possible le retour au réel alors que dans le pathologique, cela peut devenir impossible.

Rosset prend différents exemples et principalement celui de la parole oraculaire qui semble indiquer ce dédoublement du réel auquel il rattache les investigations des héros tragiques, comme Oedipe. L’oracle est susceptible d’advenir de bien des façons, c’est ce qu’on croit, alors qu’en réalité celle qui arrive est la plus plausible, la plus logique et même la seule possible d’après Rosset. Si nous sommes surpris par la réalisation de l’oracle, c’est parce que cette réalisation déjoue les doubles fictifs auxquels nous avons apporté notre crédit et non parce qu’elle nous présenterait un réel extraordinaire ou surprenant en soi. L’oracle ou la prophétie dévoile l’essence de tout réel : celui d’être unique, sans modèle ni prévision autre que grossière. Pardon pour les liseuses de tarot ou de boule de cristal.

Une naissance en est un exemple. Le bébé attendu, quelles que soient les prouesses de l’imagerie médicale, est une vraie surprise à laquelle on ne peut pas s’attendre. Il ne ressemble en rien à ce qu’on avait pu imaginer. Le bébé, me semble-t-il, n’est jamais « trop ceci » ou « pas assez cela » pour les parents. Ce n’est pas qu’une histoire d’hormones ou de poupons appétissant. Cela ne leur viendrait pas à l’idée d’indiquer au personnel hospitalier que ce bébé n’est pas le bon, que c’était un autre qui était prévu, qu’il ne correspond pas au descriptif du catalogue. Est-ce que ce n’est pas parce qu’il est sans modèle, unique et qu’il manifeste la singularité de toute expérience, de toute chose, c’est-à-dire l’universalité de l’être. Et est-ce que ce n’est pas là le miracle justement ? Qu’il existe à chaque seconde et partout quelque chose qui ne s’est jamais vu et que nous ne puissions pas ne pas en être conscients.

Mais voilà, le double peut avoir la vie dure et ce sera à l’issue d’un long processus que Oedipe verra son double du réel s’effriter, craquer et s’effondrer. Ce qui est poignant dans l’Oedipe Roi de Sophocle, c’est justement l’effort désespéré d’Oedipe pour conserver intact le double du réel dans un premier moment, puis une fois le doute installé, de s’évertuer à poser les questions qui amèneront la révélation de la réalité, menaçant même de tuer le berger qui ne veut pas répondre. Il y a de quoi se reconnaître évidemment dans cet aveuglement ainsi que dans la nécessité viscérale de pousser le questionnement, une fois le doute posé, ce qui peut amener très loin. On voit l’état d’esprit de Saül particulièrement perturbé dans ce sens, à l’épreuve du réel. D’abord, il ne voit rien et cela dure trois jours parce qu’il faut digérer ce réel. Reprendre à zéro, cela n’a rien d’évident dans aucun domaine, particulièrement en théologie où il faut beaucoup désencombrer. Et l’aide des autres est précieuse pour cela.

Ce que les mythes anciens grecs ou bibliques nous apprennent aussi peut-être, et que n’évoque pas vraiment Rosset, c’est comment le double finit par tomber, comment les hommes peuvent aller au bout de l’illusion, au moins parfois et au moins au bout de certaines. Le fameux Me voici de Moïse sur le mont Sinaï pourrait en être un autre exemple, avec ce détour si singulier vers le buisson.

C’est vrai que nous sommes parfois amenés à propos d’un fait à reconnaître plus tard : « mais c’était évident !». Oui, mais nous n’avions pas vu telle ou telle chose ou trop tard. Nous avions vu « autre chose » qui devait mieux nous convenir. Et parfois cela semblait tellement évident aux autres qui nous prévenaient, sans succès. Et pour cause, car le réel doit aussi nous agréer, c’est-à-dire se montrer en harmonie avec la totalité de ce que nous sommes ou plutôt de ce que nous pensons être. C’est dire si modifier une idée – surtout essentielle ou radicale – est vouée à l’échec dès lors qu’on ne s’attaque qu’à cette idée et non au système de représentations d’où elle émerge.

C’est pour cela que tout ce que l’on peut faire en face d’un(e) entêté(e), je crois, c’est lui donner un marteau, c’est-à-dire des outils, des moyens d’effraction. A lui/elle, ensuite, de fissurer ce qu’il peut. Il me semble que c’est ce que fait Socrate lorsqu’il est confronté à un interlocuteur en lui demandant d’interroger non ce qui est douteux – cela va de soi – mais ce qui est certain à l’intérieur de ses représentations. C’est pourquoi aussi la réponse à la question pas très intéressante au premier abord : « Quel est l’art de Gorgias ? » et qui pourrait tenir en une phrase  – « c’est la rhétorique ou l’art de bien parler en public », et puis fin de l’histoire  –  amène finalement à des représentations socio-politiques ou anthropologiques concernant le langage et ses usages car la fissure se propage.

Mais il n’est pas toujours besoin du discours d’autrui : un accident, une maladie, un décès, une trahison peuvent dégoupiller nos illusions et nous rendre le réel plus manifeste. Je pense à ce qu’écrit Marion Muller-Colart dans L’Autre Dieu lorsqu’il lui est difficile de reconnaître le visage de son bébé de deux mois gravement malade en réanimation : « Je ne le reconnaissais pas, car j’étais tout à fait incapable d’associer mon fils à cette image dont chaque détail traduisait la gravité. Je conservais avec obstination l’image des deux mois passés : celle d’un nourrisson plein de vitalité ». On ne peut mieux dire que le double du réel vienne se poser à côté de la réalité pour la rendre supportable sans pour autant l’effacer. C’est pourquoi il n’y a pas de condamnation morale de cette constitution d’un double du réel puisqu’elle permet de nous adapter le mieux possible à une situation compliquée et même qu’elle peut nous sauver du désespoir ou de l’angoisse et de l’inaction et même sauver des vies. Dans un premier temps.

Ensuite la fracture se propage profondément. Pour elle, cette épreuve a dénoncé un réel qui nécessite de modifier ses représentations d’un dieu rétributeur avec lequel un contrat tacite de sauvegarde aurait été passé. Le double du réel finit par « aller se faire voir ailleurs ». Ce n’est pas pathologique donc, c’est juste fréquent et inévitable – cette idée ou une autre – si le milieu dans lequel nous évoluons nous la présente ainsi et si nous n’y appliquons pas notre pouvoir de juger. Mais même prévenus, tout le monde se laisse attraper, moi la première, tant nos idées nous semblent naturelles et aller de soi. C’est une surveillance perpétuelle. Ces types de représentations ne sont pas évidents à fracturer. Descartes les dénoncent comme « presque indéracinables ». On fait de son mieux.

 

II – Paul et son « double »

C’est la formule : « ses yeux ayant été ouverts, il ne voyait rien » qui est assez géniale à l’égard du double car elle manifeste l’abandon du réel doublé que Paul avait produit jusque-là, à savoir cette conception d’un dieu vengeur pas très sympathique, autorisant de sordides exactions et qui « explose », oui, comme vous dites, l’expression est bien trouvée. Ce qui fait que « tout semble s’effacer, disparaître devant lui », cela vole en éclats et alors que reste-t-il de ce double ? Rien. L’effroi est peut-être temporaire mais total.

Effectivement, « tout semble s’effacer» est très juste car « tout » le double a disparu. Paul doit relire maintenant tout le réel à l’aune de cette expérience nouvelle, retrouver la réalité. On pourrait parler d’une résurrection de Paul, certes, mais tout aussi bien d’une résurrection du réel qui peut enfin se révéler à une conscience acceptant de le voir mais aussi de le vivre, ce que refusait Saül en faisant à peu près tout le contraire. Une illusion vraiment au sens de Rosset. Et du coup Paul repart de zéro, changeant même de nom. Il repart du néant donc, comme le dit si justement Eckhart. Mais le néant n’équivaut pas au rien, c’est même le fond sur lequel la réalité peut se révéler, c’est pourquoi Eckart peut écrire subtilement : « Ce néant était Dieu ». La formule claque mais je n’y vois rien de choquant.

C’est le réel originaire, ancien mais tellement nouveau, avec lequel Saül doit maintenant composer, entrer en relation. Cela n’est pas sans rappeler les douleurs qu’éprouve le prisonnier libéré de la caverne dans le mythe de la République, abandonnant le confort du double. Ce que ces deux récits rapportent et qui me frappent, c’est qu’on ne peut vivre dans l’illusion éternellement, en tout cas rarement ou mal en point, quoi qu’en dise parfois Rosset.

D’abord, Saül se montre en plein délire – Rosset dirait : « en plein double » ! – et bien décidé à en découdre avec les chrétiens. Pourtant un grain de sable vient enrayer la mécanique meurtrière et cela semble être la question. Question posée peut-être par Jésus : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? », comme on le voit rapporté dans le récit, mais je trouve cette intervention narrative, en mode grosse ficelle, difficile à lire (Luc, vraiment, désolée…) mais plutôt par Saül lui-même : « mais qu’est-ce que je suis en train de faire là ? ». S’arrêter de temps en temps pour faire le point n’est donc pas une mauvaise idée

Au moins Paul questionne enfin son illusion en intériorisant cette voix extérieure. Retrouve-t-il, sous l’effet conjugué de l’éclairage et de la chute, sa raison jusque là enveloppée dans le sectarisme primaire ? Il est vrai qu’on ne sait jamais vraiment d’où viennent nos questions, et que finalement l’essentiel, c’est qu’elles viennent. Après, qu’en fait-on ? C’est parfois difficile d’avancer avec elles et cela ne va pas être évident pour Paul, menacé ensuite par ses anciens coreligionnaires et effrayant les disciples qui ne veulent pas croire d’abord à ce revirement intégral. On les comprend.

Alors quand Saül retrouve la vue – ce qui correspond au fait qu’il accède enfin à cette réalité unique qui ne le dérangeait pas puisqu’il l’avait doublée – cela fait un peu mal. La chute, l’horrible aveugleument en sont les symptômes. Il lui faut abandonner les injonctions reçues de son entourage et les préjugés hérités de sa tradition pour s’apercevoir qu’il serait bien étrange qu’un dieu demande de trucider qui que ce soit. Le changement de perspective est radical. Cela reste un épisode qui fait forcément écho à de nombreuses expériences humaines. D’ailleurs, il est significatif et c’était sans doute inévitable que L’Autre Dieu se finisse quasiment sur ce passage des Actes.

Mais comment faire la différence entre le réel et l’illusion lorsque l’illusion fonctionne aussi bien c’est-à-dire lorsqu’elle nous satisfait pleinement ? Lorsque Marion Muller-Colard finit par abandonner une théologie impossible pour une autre plus cohérente avec son vécu, le doute surgit de ne voir là finalement qu’une autre construction plus raffinée, un autre double, presque le triple du réel en somme. On pourrait bien dupliquer des doublures à l’infini après tout. Il en est de même pour Saül : est-ce qu’il n’est pas en train de se fabriquer un autre double du réel, mieux adapté que le premier qui vient de s’effondrer ?

Rosset n’envisage pas cet aspect des choses, estimant que lorsque le double cède, c’est forcément la réalité qui vous cingle le visage, sans envisager que le double puisse tout simplement se dupliquer sous une autre forme. C’est vrai que c’est surtout le fonctionnement du double qui intéresse Rosset et moins sa généalogie que L’Autre Dieu présente, lui, assez bien, inspiré par la lecture du Livre de Job.

Cette différence peut apparaître je crois, lorsqu’à un moment un malaise s’installe, quelque chose ne colle plus même si on ne sait pas forcément pourquoi. Parce que je reste convaincue que nous sommes des êtres de vérité, qu’il n’y aurait rien de pire dans une relation que de s’apercevoir que l’autre a fait semblant, ou que nous avons fait semblant, qu’il n’y avait rien d’authentique dans ce que nous vivions, que nous étions sur une scène de théâtre. Spinoza écrit à un de ses correspondants : « la vérité est signe du vrai et du faux ». une fois le réel perçu, le double ne peut plus se maintenir, ce sont toutes les dimensions du double qui sont touchées. Cela s’écroule. C’est pourquoi une seule vérité peut tout bouleverser dans une vie et il n’y a rien de fantastique ni de rocambolesque dans l’expérience de Saül. Russell raconte qu’à l’occasion d’une simple balade à bicyclette, il s’était aperçu qu’il n’aimait plus sa femme. Après, je crois qu’il a un peu piqué celle de Whitehead. Chacun son chemin de Damas.

C’est qu’il me semble que la vérité nous attire, suivant cette idée platonicienne selon laquelle la vérité n’est notre horizon que parce qu’elle est notre origine, idée que je trouve très bien exemplifiée dans la formule célèbre de Jean, 8: « Avant qu’Abraham fut, moi je suis ». Cela peut signifier que le réel, certes, se donne depuis toujours à nous mais que sa révélation – au sens du précipité chimique de réaction – dépend aussi de nous, c’est-à-dire qu’elle est problématique, non automatisée, un peu comme chez Saül dans ce récit. Pour que la réalité se laisse aborder ou mettre en oeuvre, il faut abandonner certaines représentations, celles du double, qui la masquent par nature.

C’est pour cela peut-être qu’un peu plus loin, en Jean 14, la demande de Philippe n’aboutit pas, lorsque, un peu fatigué de suivre le Christ, il lui demande : « montre-nous le Père, cela nous suffit ». Mais même s’il le lui montrait, Philippe ne le verrait pas parce qu’on ne peut accéder à des vérités existentielles qu’à partir de notre propre expérience. Personne ne peut nous « montrer la réalité » dans la perspective de Rosset si nous ne l’avons déjà vue nous-mêmes. Il ne faudrait donc pas dire à quelqu’un : « regarde cela comme c’est magnifique ! »  mais « C’est magnifique ! Regarde comme tu peux. Qu’en penses-tu ? ». Le Christ ne peut rien faire d’autre pour lui que lui montrer comment lui-même a agi vis-à-vis de cette connaissance qu’il a du Père en espérant qu’il saisisse cette réalité sans la doubler. On comprend la pointe d’agacement : « Mais je n’arrête pas de te le montrer ! » c’est-à-dire pas de te montrer le Père mais de te montrer comment faire. Il lui donne un chemin quand Philippe attend sans doute une solution un peu toute faite. Mais voilà, le Christ n’est pas un vase communiquant. Ou dans un sens tout autre.

Et j’ai trouvé que cela faisait complètement écho à vos deux prédications estivales sur Salomon (ici et  ) qui voulaient que Dieu s’incarne en nous. C’est une idée très étonnante mais pas forcément évidente car comment démêler ce qui vient de nous ou d’autre chose et ce qui vient de Dieu ? C’est très très ténu. Pour ma part, je ne trouve pas l’estampille flagrante mais on sait les problèmes de vue à la cinquantaine.

Ce que montre aussi peut-être Salomon, c’est que si l’humain est à l’image de Dieu, si ce dernier peut s’incarner en nous donc, c’est en tant que l’homme peut se positionner comme sujet, capable de juger en toute liberté. Je crois que c’est surtout cela que demande Salomon à Dieu : pouvoir devenir un sujet véritable, autonome donc libre, échappant au double du réel, ce qui est indispensable pour rendre la justice comme il le fera et instituer des sociétés humaines plus respectueuses.

Car il semble indispensable de débusquer le double – grâce à « ce coeur sage » et « intelligent » qui sait voir « entre » le réel et son double. Salomon ne pense pas à son salut personnel, non, car il serait alors impossible de rendre réellement la justice. C’est ce que dit aussi Rosset qu’il faut essayer d’abandonner le moi – en tout cas, cette part de soi, égoïste au sens strict, rivée à soi – si on veut accéder à cette autre chose, en face de nous, pour ne pas faire de la réalité juste notre petite réalité à nous. Il faut lâcher prise (je déteste cette expression mais bon) ou plutôt « se lâcher prise » c’est-à-dire lâcher le double trop rassurant pour vivre plus authentiquement. Et pour cela, il faut que le moi s’efface devant l’objet – pas qu’il disparaisse comme dans certaine philosophie orientale – mais qu’il parvienne à le saisir tel qu’il est, en cassant ce double que tissent nos habitudes et nos désirs. Au moins sur les deux ou trois points fondamentaux auxquels nous tenons. Il n’y en a guère plus. C’est donc un travail envisageable.

 

III – Alors, réalité ou illusion : comment se diriger ? La réponse est dans la question.

Il y a de quoi hésiter. Comment faire la différence ? Ce n’est pas très philosophique ma réponse mais je dirais bien : mais parce que ça tilte ! Vraiment : tilt ! comme au flipper. Il y a un choc, un arrêt et c’est la question, je crois, qui enclenche tout, qui bloque le mouvement, le processus dans lequel Paul s’était engagé.

Or le double du réel se produit, lui, sans heurt, sans choc car il se déploie avec notre consentement, pas très éclairé pour le coup, et n’oppose à la conscience aucune résistance. Au contraire même : il efface toute résistance. Je crois qu’on pourrait dire que l’illusion se reconnait à ce qu’elle fonctionne très très bien et nous tranquillise, quasiment nous anesthésie. Circulez bonnes gens, il n’y a rien à voir… Précisément.

Or, à un moment ou à un autre la réalité nous oblige à la penser, à la questionner – c’est cette manne qui tombe du ciel : « mais qu’est-ce que c’est que ça ? » – car elle ne va pas toujours de soi et nous pouvons l’éprouver particulièrement dans l’étrangeté, raison pour laquelle nous sommes souvent plus enclins à dénoncer l’absurde que l’harmonie, lorsque nous frappent des événements violents, cruels. Il me semble. Je ne connais guère de personne qui ne se soit demandée : « est-ce qu’il y a dans cette réalité une logique qui nous intéresse ? », « Ou la réalité n’a-t-elle rien à voir avec la demande de sens que nous lui adressons ? », « est-ce que tout passe définitivement ? » ou « y a-t-il quelque chose de permanent quelque part, en dehors du changement ? » « ces questions ont-elles du sens ? » etc…  cela peut n’être que fugace bien sûr et décliné de bien des façons. Peu importe, car si la question n’appelle pas de réponse immédiate ni plus tardive, elle appelle toujours une confrontation, c’est-à-dire une absence de passivité tout à fait salutaire qui peut modifier certaines représentations fondamentales, certains principes, un certain agir aussi, du moins c’est à souhaiter. Sans être va-t’en-guerre, on peut s’effrayer de l’absence de controverses y compris envers soi-même.

Ces questions essentielles, il me semble, viennent lorsque la cohérence d’ensemble de notre réel ne tient plus car l’illusion a ses limites aussi. Elle peut se craqueler doucement ou subitement et soit on colmate la fissure et on rafistole l’illusion comme on peut – ce qui est le plus fréquent sans doute –  soit on avance vers elle en se demandant ce que cela peut bien être cette fissure jamais remarquée jusque là et alors on peut découvrir ce qu’on avait bien sous les yeux mais qu’on n’avait jamais vu. Ce n’est pas garanti mais c’est possible et cela semble correspondre à l’expérience de Saül.

Cela montre aussi que l’accès à une entreprise nouvelle, à une nouvelle institution du réel passe par l’abandon d’illusions qui nous constituent d’abord par nature. Et c’est bien normal, nous naissons dans un environnement qui nous informe déjà, à l’insu de notre plein gré. Le double est toujours déjà constitué en quelque sorte et la raison qui questionne ne vient que tardivement. C’est ce qu’on voit dans les magnifiques premières pages des Méditations métaphysiques de Descartes, ou du Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza et même de La puissance d’exister de Michel Onfray qui déconstruisent le double du réel dans un chemin de Damas, à leur façon. Il n’y a aucune chute de cheval mais, comme pour Paul, il y a une expérience qui va se montrer décevante à l’égard du double. On appelle ces passages qui n’ont pourtant rien de religieux des « parcours de conversion », comme quoi il s’agit bien de se tourner vers un autre chemin. On peut donc légitimement se demander si le passage par l’illusion n’est pas une nécessité pour dévoiler un réel qui ne peut que se débusquer. Rosset ne l’envisage pas.

Et au bout du compte, ce sont ces genres de renversement, de conversion si on veut, de changement de vie qui sont produits lorsque le « réel » tout entier vous interpelle, démontrant son insignifiance ou son insatisfaction foncière, c’est-à-dire dénonçant la construction du double selon Rosset ainsi que l’urgence de le bazarder, une fois découvert. Ce n’est pas si rare de voir des personnes changer de vie :  changer de profession à 360°, de lieu de vie ou même de conjoint quand on s’aperçoit que « plus rien ne colle ». Si l’épisode covid a fait tant de ravages parmi les couples confinés, ce n’est pas tant parce que c’était pénible de vivre l’un sur l’autre, surtout si l’espace était petit, mais parce que des questions jamais posées ont surgi – tilt ! – et que les réponses n’étaient pas celles attendues. Les fissures se concentrant, une question pouvait être prise pour une déclaration de guerre. Il n’y avait plus de temps pour faire diversion. « On en reparlera ce soir », malheureusement la formule n’était pas disponible. Pas d’amorti.

Et c’est bien ce qui arrive à Saül. La question « pourquoi me persécutes-tu ? » n’est pas une question factuelle ou de détail puisqu’on voit toute sa vie orientée de façon obsessionnelle contre les chrétiens. Cette volonté de persécuter doit recouvrir tous les pans de son existence du matin au soir, ce qui fait que la question provoque une fissure énorme. Attaquant sa raison d’être, elle le met entièrement en question. Plus possible de faire diversion. Ce n’est pas si étonnant qu’il y ait eu cette crise juste après.

Car dès lors il n’y a plus moyen de se défendre contre le réel pour Paul, plus moyen de produire une illusion face à lui puisqu’il ne voit rien, c’est-à-dire si on veut bien suivre Rosset, qu’il ne voit plus ce double du réel qu’il avait construit, ici ce double de Dieu, cette construction mauvaise qui réclamait des victimes.

C’est vrai qu’il arrive, parfois ou souvent, des situations où on se demande « mais comment ai-je pu dire cela… faire cela… attendre cela… faire confiance de la sorte… etc », on ne distingue plus les raisons qui nous ont poussées à agir ou, du moins, elles ne nous apparaissent plus comme des raisons suffisantes, on voit les choses différemment. On peut même se dire qu’on y voit « bien plus clair ». Et d’où vient l’éclairage sinon d’une question, d’un déplacement ?

Et cela dure trois jours cet aveuglement aux allures de caverne platonicienne et c’est seulement ensuite que Paul va « voir » après avoir reçu l’aide de ses compagnons qui « le prennent par la main ». Ils auraient très bien pu s’enfuir devant un tel prodige, imaginer un dieu vengeur ou je ne sais quoi de terrible. Peut-être leur double du réel commence-t-il aussi à s’effriter. Cela dit que le réel, je crois, s’éclaire et se construit à plusieurs. Sinon, c’est la guerre de tous contre tous, individu contre individu, groupe contre groupe, nation contre nation car il est certain, et c’est ce que venait expliquer le magnifique post de Gaëlle sur le lys d’alpage, que nous sommes seuls, rivés à notre subjectivité et que, quoi qu’il arrive, nous ne vivons pas exactement les mêmes expériences même lorsqu’elles se ressemblent et que ce réel en face de nous qui nous englobe, nous ne savons pas ce que c’est exactement.

Même si chaque événement vécu par un sujet relève du singulier, de l’unique comme le théorise Rosset dans la deuxième partie du livre, il me semble que ce réel peut et doit être débattu, notamment dans l’espace public parce que c’est bien le même réel que nous avons à partager. Finalement, et je vais m’arrêter là car c’est encore une autre question, je ne vois pas trop comment une éthique pourrait échapper à la politique – le contraire étant, lui, très très aisé –  c’est la conclusion que je pourrais tirer aussi de l’épisode de Salomon.

Vraiment merci de cette prédication sur ce passage qui m’a donné l’occasion d’y associer Clément Rosset et Marion Muller-Colard (je l’ai juste découverte au début de l’été mais apparemment tout le monde la connait…) et là, il y a sûrement eu un mot quelque part et, je ne sais pas, ça a fait tilt.

 

 

 

 

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Un commentaire

  1. Pascale dit :

    Merci beaucoup pour ce texte.
    Pour appliquer cette notion du double au réel à Paul, il faudrait peut-être échanger le double et le réel dans l’illustration, Paul s’était construit un double très peu sympathique. Du néant émergera 1 Corinthiens 13. Est-ce un nouveau double ? Je ne le pense pas.

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