A force de spiritualiser l’interprétation des miracles, ne méprise-t-on pas le corps ?
Question posée :
Cher pasteur,
Premièrement, à force de s’émanciper des ‘’faux dieux’’ pour revenir à l’essentiel, le protestantisme réformé ne devient-il pas manichéen ?
Deuxièmement, avoir une interprétation purement symbolique des miracles de la Bible (par exemple, dire que le pain multiplié par Jésus est un acte symbolique, non une véritable abondance de pains comestibles) ne conduit-il pas dévaloriser le corps ? Dire que Dieu n’agit que spirituellement n’éloigne-t-il pas le croyant du monde matériel ? Si l’on ne peut espérer de Dieu qu’il nous donne du pain, qu’il rende les vrais aveugles voyants, qu’il puisse agir sur la nature, ne vit-on pas une foi coupée des réalités de ce monde ?
Bizarrement, bien que théoriquement le protestantisme réformé semble proche d’instaurer une dualité corps/esprit (à moins que je me trompe), les protestants réformés d’aujourd’hui sont souvent les premiers à valoriser le corps, la beauté du monde créé, l’importance du plaisir, le lien irréductible corps/esprit, etc. Ils ont une vision plus libérale de la religion que les catholiques qui théoriquement semblent plus « mondains ». Comment cela s’explique-t-il ?
Je suis pris de doutes sur ces sujets et j’aimerais bien avoir une réponse de votre part.
Merci beaucoup !
Réponse d’un pasteur :
Cher Monsieur
Merci pour cette remarque très fine et intéressante.
Il est vrai que par essence, le christianisme sous sa forme protestante n’est pas du tout éthéré, ni spiritualiste, au sens où nous nous considérerions les réalités de ce monde comme négligeables, et seules les réalités spirituelles comme importantes. Au contraire, en désacralisant la religion et l’église comme de simples outils au service de l’essentiel, cela a sacralisé la vie tout entière des humains en ce monde. Cela se veut fidèle à ce qui est dit dans l’Evangile qu’à la mort du Christ en croix « Le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas.” (Marc 15:38), le « saint des saint » du temple s’élargit à la dimension de la planète entière, de nos vies entières.
En ce qui concerne le Christ et son action, je pense que c’est un petit peu compliqué, car sa vocation est tout à fait particulière, il s’agit pour lui d’être le Messie, le Christ attendu par une partie de la population juive de son époque. Or ce que recouvrait cette attente était très discuté selon la sensibilité de chacune et chacun, comme cela l’est dans les textes bibliques. Il y a différents modèles de Messie espéré, agissant selon différents modèles :
- soit un nouvel Adam (incarnant l’humain idéal),
- soit un nouveau Moïse (le Prophète ultime, apportant l’enseignement, la révélation totale),
- soit un nouveau David (le Roi guerrier ultime établissant un nouvel Israël),
- soit, un peu dans le même genre, un créateur qui viendrait achever la création du monde (en cours depuis les origines, éliminant le chaos subsistant dans la nature, les maladies,…),
- soit le Messie tel que le conçoit Esaïe 53, purement spirituel et compassionnel,
- soit un Messie collectif (le peuple d’Israël tel que Dieu l’a toujours espéré, témoignant de l’Eternel pour le monde entier),
- … et d’autres figures possibles encore, probablement autant qu’il y avait de personnes interprétant « la Loi et les Prophètes ».
A mon avis, Jésus comprenait sa vocation principalement comme 5), un petit peu comme 2) peut-être aussi comme 1) mais il prend de toutes ses forces ses distances avec le 3) qui était une figure très attendue dans le contexte de l’occupation Romaine qui, bien que relativement respectueuses des coutumes locales avait certainement la rudesse de toute occupation étrangère imposée par la force. Ce refus de Jésus d’être le roi guerrier établissant un grand Israël déçoit par exemple la foule l’acclamant aux Rameaux, son message était pourtant clair : monté sur un âne il manifeste une royauté de paix et non de guerre, et arrivant à Jérusalem, au lieu d’aller au palais pour en prendre possession c’est au Temple qu’il se rend pour le rétablir comme une pure maison de prière. Il manifeste que sa vocation de Messie est fondamentalement spirituelle, voire purement spirituelle. Ce n’est pas un désintérêt pour notre vie en ce monde ni un mépris du corps, en effet : il nous enseigne à porter nous-même des fruits de justice et de compassion. Mai en ce qui concerne son action de Messie, il la conçoit manifestement comme purement spirituelle, travaillant à la racine de l’arbre de l’Humain, l’enracinant sur les profondeurs de l’être, sur la grâce, sur la fidélité, la bienveillance et la tendresse. C’est une stratégie, ce n’est pas un désintérêt pour la vie e ce monde. Les fruits fruits ne sont pas l’objectif unique mais font partie de l’objectif. La racine et les fruits.
Pourquoi fait-il alors des guérisons physique ? Il ne peut s’empêcher de faire du bien quand il le peut (il ne le peut pas toujours, nous dit l’Evangile), d’un côté, c’est bien pour la personne et pour l’exemple de comportement humain que cela donne, mais d’un autre côté cela trouble son message en maintenant l’illusion d’un Messie qui viendrait résoudre les problèmes du monde à notre place, de l’extérieur. Or, ce n’est pas sa conception du messianisme, ce n’est pas la stratégie.
Toute la difficulté est que Jésus est à la fois un humain comme nous (un fils de l’homme : fils d’Adam, fils de l’humus), et le Messie. Comme personne humaine il se sent amené à guérir quand il le peut, comme Messie : il ferait mieux de s’abstenir de faire cela et de travailler à rendre capable les humains à se soigner mutuellement. Comment s’en sortir ? Il ne cherche pas à pratiquer la guérison, mais quand la compassion le conduit à le faire, il le fait et demande le secret. Même si la personne en parle, le fait que Jésus ait demandé le secret invite à se poser des questions, et comprendre quel type de Messie il est, et quelle type d’humanité il incarne (dans ce sens, il incarne le nouvel Adam, mais d’une manière un peu limitée compte tenu de sa vocation très très particulière).
En ce qui concerne les Evangiles, la délicate mission de l’évangéliste est de rendre compte de Jésus comme Christ, prioritairement, et en même temps rendre compte aussi de Jésus comme personne humaine historique. L’évangéliste se trouve donc confronté à la même difficulté que Jésus. L’évangéliste, lui, se sort de cette difficulté en spiritualisant systématiquement toutes les guérisons opérées par Jésus, c’est à dire en ne racontant que des guérisons dont une lecture au sens spirituel est évidente. C’est ce qu’explique Jean dans ce qui était la postface de son évangile avant que le chapitre 21 vienne le compléter : Jean explique sa démarche d’écriture ainsi “Jésus a fait encore, en présence de ses disciples, beaucoup d’autres miracles, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en son nom.” (Jean 20:30-31).
Donc, oui, tant mieux pour les personnes qui ont été guéries quand Jésus a pu le faire, mais en ce qui nous concerne ce n’est pas tellement la question mais de recevoir ses services en tant que Christ, venant soigner la racine même de notre humanité, et donc en faire une lecture théologique et spirituelle, comme Jean nous y invite. Ensuite, oui, nous porteront les fruits selon notre propre vocation, pour les personnes qui nous sont confiées.
En ce qui concerne la multiplication des pains, à mon avis cela ne peut pas être un miracle de multiplication de la matière, c’est physiquement impossible (la quantité d’énergie nécessaire serait absolument phénoménale) et Dieu ne travaille pas contre sa propre création. Que s’est-il passé historiquement ? Une hypothèse que je trouve sympathique est que quand Jésus leur dit « donnez-leur vous même à manger », et qu’ils voient l’exemple d’un garçon touché par la grâce accepter de bien vouloir offrir le peu qu’il avait, tout le monde s’est mis à offrir à son tour et qu’il y en a eu largement. Ce serait alors bien une action matérielle utile (pour faire face aux besoins de notre corps) fruit de l’action spirituelle du Christ sur les humains, changeant leurs cœurs. D’ailleurs, Jésus en donne explicitement une lecture allégorique au sens spirituel des miracles de multiplication des pains, un peu plus loin (Marc 8:17-21).
Je suis donc du même avis que vous : notre travail avec le Christ sur notre être intérieur sont appelés à porter des fruits dans ce monde où nous vivons, des fruits non seulement spirituels, intellectuels, mais aussi nourrissant et soignant les corps, travaillant sur la justice, bâtissant la paix…
Mais franchement, je ne pense pas que Dieu puisse faire tomber un pain, du lait et de la viande, sans oublier la moutarde et de l’eau fraîche… sur la table de la famille pauvre mourant de faim et de soif. Sinon, il le ferait. Ou plu précisément, il n’a pas d’autre mains que les nôtres pour faire cela. C’est pourquoi Dieu redouble d’action spirituelle pour tenter de motiver telle personne pouvant porter secours à cette famille. Et si ça ne marche pas avec cette personne, il en cherchera une autre, et en attendant la famille dépérit. L’action directe de Dieu sur le matériel existe (il ne nous a pas attendu pour susciter l’évolution de l’univers), néanmoins cette action n’est pas magique comme de faire tomber du ciel un menu complet ou de faire repousser une jambe coupée.
Je n’ai as bien compris votre question sur le protestantisme et le manichéisme. Au sens théologique le manichéisme est une théologie syncrétiste et dualiste qui ne me passionne pas, au sens courant le manichéisme est une pensée schématique en noir et blanc sans demi-teintes. Je pense qu’au contraire, le protestantisme est à l’inverse de cette vision caricaturale de l’existence, toujours à la recherche de la nuance, complexifiant les questions pour faire justice à chaque cas particulier et à chaque personne dans sa singularité, refusant les morales à l’emporte pièces et les dogmes présentés comme des parfaites vérités (alors que nous les considérons comme des modèles toujours relatifs).
Merci pour ces pensées stimulantes, bravo pour votre recherche de fidélité à Dieu.
Il vous bénit et vous accompagne.
par : Marc Pernot, pasteur à Genève
Si vous voulez, vous pouvez voir aussi, dans le petit dictionnaire de théologie :
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Merci beaucoup pour cette réponse très riche ! Désolé, je n’ai pas été très clair sur ce que j’entendais par « manichéen ». Je veux dire par là : « ceux qui considèrent que le monde sensible est mauvais ». Le fait que le protestantisme réformé veuille se débarrasser de toute représentation de Dieu, de tout signe, de rites, n’est-ce pas la manifestation d’un certain dégoût pour la matière (« On ne mélange pas le sacré et la matière ») ? Je sais que les protestants réformés d’aujourd’hui ne sont pas comme ça, qu’ils aiment les images dans les musées par exemple ou qu’ils ne sont pas contre le plaisir, et vous l’avez très bien expliqué dans votre réponse… Mais n’y a-t-il pas une gêne vis-à-vis de la matière quand on ne veut pas s’en servir pour manifester le divin ?
C’est vrai que le protestantisme est souvent très (trop ?) prudent dans la représentation du divin.
Cela répond au fait que l’Evangile du Christ, c’est que la « Parole (de Dieu) a été faite chair » (Jean 1:14), que la grâce de Dieu, son souffle créateur, sa bienveillance et sa tendresse s’incarne dans la personne humaine en chair et en os. L’Evangile n’est pas « la Parole a été faite farine et jus de raisin », ni que la Parole a été faite rite, église et doctrines. Mettre en avant le premier « la Parole a été faite chair » en Christ afin que la Parole s’incarne dans notre chair n’est à mon avis pas une gêne vis à vis de la matière, bien au contraire.
Alors, d’accord pour mettre en place une pédagogie afin de nous aider à faire précisément que les réalités divines, immatérielles, s’incarnent dans nos êtres et dans nos vies. Que lors de la communion, du pain et du vin viennent représenter le don de Dieu en Christ, que nous soyons invités à le prendre et le manger afin de manifester notre désir que ce don s’incarne en nous, cela me semble pouvoir être favorable à une belle démarche pour certaines personnes qui y seraient sensibles. Le « prenez et mangez ceci est mon corps » de l’institution de la Communion me semble dire cela : qu’en prenant et en mangeant ce qu’incarne le Christ, cela s’incarne en nous, et nous devenons, individuellement et collectivement corps du Christ. Néanmoins, il y a le risque de prendre le symbole pour la réalité. Il y a différentes approches pédagogiques pour rendre compte de cette incarnation du divin dans l’humain. Personnellement, je trouve dangereux quand on présente le pain de la communion comme étant « le corps du Christ » ou « le pain de vie ». Les mots ont un sens, et ce sens influe sur notre conscience, ces mots disent que l’on « la Parole de Dieu a été faite cellulose », qu’elle s’incarne dans une matière inerte. On a le droit de le penser, mais si on ne le pense pas il vaut mieux ne pas le dire. Pour moi, en suivant l’Evangile selon Jean 6, le pain de vie c’est le Christ, ce n’est pas de la cellulose. Donc, je ne dis pas « le pain de vie » en parlant d’un bout de pain à la communion. Je ne pense pas que ce soit une gêne vis à vis de la matière, mais afin de dire que la Parole s’incarne dans cette matière organisée d’une façon un petit peu particulière qu’est la personne humaine vivante.
De même pour le baptême, l’eau est pour moi le signe de la grâce et de la bénédiction de Dieu pour la personne telle qu’elle est, bébé ou adulte. Cette grâce manifeste la fin de tout chantage, elle ouvre ainsi une liberté extraordinaire. Une confiance. C’est donc utile de baptiser, c’est un geste qui peut nous aider à prendre en compte cette réalité invisible. Mais l’eau n’est pas l’eau vive, l’eau de la vie éternelle. C’est de l’eau d’Evian, ou de l’eau du robinet ou de l’eau du Jourdain, qu’importe. C’est un signe.
Merci pour votre réponse ! je crois comprendre mieux.