01 avril 2025

Une femme seule, assise par terre sur une ligne jaune, met ses écouteurs pour ne rien entendre - Photo de Austin Kehmeier sur https://unsplash.com/fr/photos/femme-assise-sur-le-trottoir-reZXCdgXVeA
Ethique

Qu’est-ce que ce principe théologique de l' »Ordo Amoris » dont s’emparent certains politiciens pour se justifier ?

Le vice-président des États-Unis d’Amérique, J. D. Vance, a convoqué un concept clé de la théologie chrétienne depuis saint Augustin, l' »Ordo Amoris » pour défendre la politique de son équipe… Il explique : « Vous aimez votre famille, puis vous aimez votre voisin, puis vous aimez votre communauté, puis vous aimez vos concitoyens dans votre propre pays. Après cela, vous pouvez vous concentrer sur le reste du monde et lui donner la priorité. » Vance a soutenu ce principe à la fois par l’Ordo Amoris chrétien et par le « bon sens le plus élémentaire ».

Puisque ce monsieur en appelle à la théologie pour soutenir sa politique, cela mérite que l’on s’y penche de plus près.

Saint Augustin a développé cette notion d’Ordo Amoris (d’ordre dans l’amour, ou de priorités dans l’amour) dans deux de ses livres : La Cité de Dieu 15:22 et De la doctrine chrétienne 1:28-29. C’est pour répondre à une question qui est effectivement essentielle, une question très pratique : Dieu nous appelle à aimer notre prochain, ce qui est excellent. Seulement, constate Augustin, il nous est impossible concrètement de faire du bien à tous les humains, car nous ne sommes pas Dieu, alors comment faire ? Il répond à cette question en disant qu’il faut discerner un ordre dans l’amour et aider en priorité certaines personnes :  » il faut consacrer de préférence nos services à ceux qu’en raison, des temps, des lieux, ou de toute autre circonstance, le sort nous a en quelque sorte plus étroitement unis. » (De doct. christ., 1:29)

Je suis un lecteur passionné de saint Augustin, il se pose souvent d’excellentes questions et il les affronte avec une grande sincérité, avec courage, et il propose des solutions innovantes. C’est très inspirant, mais plus par sa démarche de questionnement que par les solutions qu’il nous propose, qui ne nous obligent pas le moins du monde. Certaines de ses théories sont même assez épouvantables et ont été assez nocives, en réalité (par exemple avec le péché originel, le purgatoire,…). Alors qu’en est-il de « l’ordo amoris » ?

Ce principe de théologie pratique nous permettant, nous appelant à considérer un ordre de priorité dans l’amour ou en tout cas dans le service, ce principe est effectivement très intéressant. C’est dû à la façon dont Jésus-Christ s’exprime. Il n’est plus dans une logique des commandements prêts à suivre, et s’imposant à nous par l’obéissance. Il propose plus un idéal infini, impossible à pratiquer, mais qui nous donne à la fois une visée, tout en ne nous culpabilisant pas de ne pas y arriver, nous appelant à faire ce que nous pourrons. C’est très inspirant et très libérant.

Il est donc tout à fait légitime et concrètement nécessaire d’avoir un ordo amoris, un ordre de priorité dans nos actions de service.

La question est la façon dont nous établirons cet ordre de l’amour, cet ordre de priorité dans notre recherche d’aider les autres. C’est là que les choses se compliquent.

Comme le dit M. Vance, le « bon sens le plus élémentaire » nous donne cette loi de servir en priorité ceux de notre sang, puis ceux de notre voisinage… par cercles concentriques. Effectivement, c’est tout ce qu’il y a de plus naturel, élémentaire. Ce n’est pas pour autant que ce soit l’Ordo Amoris que propose Jésus. Sinon il serait lui-même resté bien tranquillement à raboter des planches et des madriers dans son atelier à Nazareth sans aller faire cet étrange métier de rabbi itinérant. Quelle mouche l’a piqué ? C’est la vocation.

Le secret de l’Ordo Amoris, c’est la vocation personnelle. Tout est donc une question de discernement personnel : par l’observation, par la réflexion et le cœur, par la prière, par des choix qui sont effectivement parfois difficiles, voire crucifiants, car nous ne pouvons être partout et nos ressources ne sont pas infinies, qu’il faut aussi ne pas nous oublier nous-mêmes au risque de nous épuiser et de nous aigrir.

Mais, disent certains, Jésus nous a dit d’aimer et d’écouter Dieu de tout notre être, et d’aimer notre prochain comme nous-même. (Marc 12:30-31). Il a donc dit d’aimer « notre prochain », notre « prochain » d’abord ? C’est ce sur quoi s’appuie parfois saint Augustin dans l’Ordo Amoris qu’il propose. Il s’appuie sur cette traduction latine « Diliges proximum tuum », directement tirée du grec « ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου » rendu fidèlement par nos traductions « aime ton prochain », car πλησίον vient de πέλας qui veut dire « à côté de ». Seulement, Jésus s’exprimait en araméen et sans doute en hébreu pour cette citation tirée directement de la Bible hébraïque (Lévitique 19:18) : et ce qui est traduit ici par notre « prochain » ne suppose pas une proximité de ce monde, car c’est le mot hébreu réa. Ce mot est de la même racine que le mot berger (roè), et donc mon prochain est par définition ici une personne qui a le même berger que moi. La question n’est pas une question de proximité avec moi-même, mais c’est le fait que Dieu est attaché à chacune et chacun par l’amour, qu’il prend soin de nous.

C’est pour cela que notre « ordo amoris », notre ordre de priorité dans le service, est une question de vocation personnelle, ce n’est pas d’abord une question de proximité matérielle. Bien entendu, dans ce discernement de notre vocation, il y a nos propres tripes, l’amour que nous avons pour nos proches en ce monde. Mais si nous nous contentions de ce penchant naturel, l’humanité serait vite morcelée en petites tribus fermées sur elles-mêmes, et notre environnement sentirait assez vite le terrier de marmottes. C’est pourquoi Dieu lance des appels à la vocation : « Qui enverrai-je ? », « Qui criera pour moi ? ». Ce n’est pas nécessairement un appel à tout quitter comme Abraham qui sort de son pays, de la maison de son père. Parfois, pour certaines personnes, peut-être. Mais en général, c’est une composante seulement de notre vocation. Souvent, nous avons comme vocation de prendre soin de notre famille (mais pas toujours), tout en ayant aussi une vocation plus prophétique, qui sort précisément « du bon sens le plus basique ».

Notre « ordo amoris » est donc nourri par le souffle de l’Esprit saint, qui, comme le dit Jésus « souffle où il veut, on ne‭ sait d’où‭ il vient‭‭, ni‭ où‭ il va‭‭. Il en est‭‭ ainsi‭ de tout‭ homme qui est né‭‭ de‭ l’Esprit‭.‭ » (Jean 3:8). La question de notre ordo amoris est ainsi dynamique, et demande à nous préparer à des vocations qui nous viennent par surprise, parce que Dieu a besoin d’une personne pour entourer son enfant blessé, parce que cela aérera notre cœur et notre vie, qu’être prophète et prophétesse, c’est savoir saisir le souffle de l’Esprit au passage.

En tout cas, il me semble que l’on ne peut absolument pas dire que le Christ nous propose de nous laisser guider par « le bon sens le plus élémentaire ». Car le bon sens le plus élémentaire dans la nature va de la vie vers le chaos et la mort, la dispersion, l’éclatement. Au contraire, en personnes « nées de l’Esprit », nous serons plus créatifs que cela, et cela participera à tisser des liens, et construire  dans notre fragile humanité.

par : pasteur Marc Pernot

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3 Commentaires

  1. François dit :

    Pour faire le maximum de bien, il faut d’abord se sentir bien (dans sa peau, dans son corps, dans son esprjt). Voilà pourquoi il me semble préférable de commencer par (demander à Dieu) des forces pour cette gymnastique très personnelle, et puis ensuite, essayer d’extrapoler. Mais prudence !
    Un certain Icare s’est brûle les ailes à vouloir voler trop près du Soleil !

  2. Pascale dit :

    Personnellement j’ai toujours vu l’Évangile comme étant justement un élan à bousculer le bon sens le plus élémentaire. La parabole des ouvriers de la onzième heure, aimer nos ennemis, la grâce inconditionnelle,…, n’est ce pas bousculer notre bon sens élémentaire ?

    1. Marc Pernot dit :

      Excellent.
      Merci.

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