L’humain, ayant reçu le double don de la liberté et de l’action, est un faiseur de miracle (Hannah Arendt)
Ici une page que je trouve bien inspirante de la philosophe Hannah Arendt. C’est dans un live de 1954, introduit dans notre édition par cette pensée :
L’humain se tient sur une brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir inconnaissable. Il ne peut s’y tenir que dans la mesure où il pense, brisant ainsi, par sa résistance aux forces du passé infini et du futur infini, le flux du temps indifférent. Chaque génération nouvelle, chaque homme nouveau doit redécouvrir laborieusement l’activité de pensée.
Ce livre comporte plusieurs essais, celui qui m’intéresse ici s’appelle « Qu’est-ce que la liberté ? » et se termine par ces mots (c’est moi qui ai souligné certains passages en gras) :
En latin, être libre et commencer sont également connexes, bien que d’une manière différente. La liberté romaine était un héritage transmis par les fondateurs de Rome au peuple romain. Leur liberté était liée au commencement que leurs ancêtres avaient établi en fondant la ville : les descendants avaient à en gérer les affaires, à en supporter les conséquences et en « accroître » les fondations. Tout cela ensemble constitue les res gestae de la République romaine. Par conséquent l’historiographie romaine, essentiellement aussi politique que l’historiographie grecque, ne se contentait jamais de la simple narration des hauts faits et des grands événements ; à la différence de Thucydide ou d’Hérodote, les historiens romains se sentaient toujours liés au commencement de l’histoire romaine, parce que ce commencement contenait l’élément authentique de la liberté romaine et, ainsi, rendait politique leur histoire : quoi qu’ils aient à relater, ils commençaient ab urbe condita, par la fondation de la ville, garantie de la liberté romaine.
J’ai déjà mentionné que le concept antique de liberté ne jouait aucun rôle dans la philosophie grecque précisément à cause de son origine exclusivement politique. Les écrivains romains, il est vrai, se rebellèrent à l’occasion contre les tendances antipolitiques de l’école socratique, mais leur étrange manque de talent philosophique les empêcha apparemment de trouver un concept théorique de la liberté qui aurait pu être adéquat à leurs propres expériences et aux grandes institutions garantes de la liberté présente dans la res publica romaine. Si l’histoire des idées était aussi cohérente que les historiens l’imaginent parfois, nous aurions encore moins d’espoir de trouver une idée politique solide de la liberté chez saint Augustin, le grand penseur chrétien qui introduisit le libre arbitre paulinien, avec ses perplexités, dans l’histoire de la philosophie. Or, nous trouvons chez saint Augustin non seulement la discussion de la liberté comme liberum arbitrium, bien que cette discussion soit devenue décisive pour la tradition, mais encore une notion conçue de manière totalement différente qui apparaît de façon caractéristique dans son seul traité politique, le De civitate Dei. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin, comme il est naturel, parle davantage à partir de l’arrière-plan des expériences spécifiquement romaines que dans aucun de ses autres écrits, et la liberté est conçue là non comme une disposition humaine intérieure, mais comme un caractère de l’existence humaine dans le monde. L’homme ne possède pas vraiment la liberté ; bien plutôt, lui, ou, mieux, sa venue dans le monde s’identifient avec l’apparition de la liberté dans l’univers ; l’homme est libre parce qu’il est un commencement et a été créé ainsi après que l’univers était déjà venu à être [Initium] ut esset, creatus est homo, ante quem nemo fuit. Dans la naissance de chaque homme ce commencement originel est réaffirmé parce que dans chaque cas quelque chose de nouveau apparaît dans un monde déjà existant qui continuera d’exister après la mort de chaque individu. C’est parce qu’il est un commencement que l’homme peut commencer ; être un homme et être libre sont une seule et même chose. Dieu a créé l’homme dans le but d’introduire dans le monde la faculté de commencer : la liberté.
Les fortes tendances antipolitiques du Christianisme des premiers âges sont si familières que l’idée qu’un chrétien a été le premier à formuler les implications philosophiques de l’idée politique antique de liberté nous frappe à peu près comme un paradoxe. La seule explication qui vienne à l’esprit est que saint Augustin était un Romain autant qu’un chrétien et que dans cette partie de son œuvre il a formulé l’expérience politique centrale de l’Antiquité romaine qui était que cette liberté qua commencement devenait manifeste dans l’acte de fondation. Or, je suis convaincue que cette impression changerait considérablement si les dires de Jésus de Nazareth étaient pris davantage au sérieux dans leurs implications philosophiques. Nous trouvons dans ces parties du Nouveau Testament une interprétation extraordinaire de la liberté et, particulièrement, du pouvoir inhérent à la liberté humaine ; mais la capacité humaine qui correspond à ce pouvoir, qui, selon les mots de l’Évangile, est capable de mouvoir les montagnes, n’est pas la volonté, mais la foi. L’œuvre de la foi, proprement son produit, est ce que les Évangiles appelaient « miracles », un mot qui a de nombreux sens dans le Nouveau Testament, et est difficile à comprendre. Nous pouvons ici négliger les difficultés et nous référer seulement aux passages où les miracles sont, de façon claire, non pas des événements surnaturels, mais seulement ce que tous les miracles, qu’ils soient accomplis par des hommes ou par un agent divin, doivent toujours être : des interruptions d’une succession naturelle d’événements d’un processus automatique dans le contexte desquels ils constituent la chose totalement inattendue.
Nul doute que la vie humaine, placée sur la terre, soit entourée de processus automatiques – les processus naturels de la terre qui sont à leur tour entourés par des processus cosmiques ; et nous-mêmes nous sommes poussés par des forces semblables dans la mesure où nous aussi sommes une partie de la nature organique. Notre vie politique, en outre, même si elle est le domaine de l’action, prend également place au cœur de processus que nous appelons historiques et qui tendent à devenir aussi automatiques que des processus naturels ou cosmiques, bien qu’ils aient été déclenchés par des hommes. La vérité est que l’automatisme est inhérent à tous les processus quelle qu’en soit l’origine — ce qui explique qu’aucun acte unique et aucun événement unique ne peuvent jamais, une fois pour toutes, délivrer et sauver un homme, une nation ou l’humanité. Il est de la nature des processus automatiques auxquels l’homme est soumis, mais à l’intérieur desquels et contre lesquels il peut s’affirmer par l’action, de pouvoir seulement causer la ruine de la vie humaine. Jadis faits par l’homme, les processus historiques sont devenus automatiques ; ils ne sont pas moins ruineux que le processus vital naturel qui commande notre organisme et qui, dans ses propres termes, c’est-à-dire biologiquement, conduit de l’être au non-être, de la naissance à la mort. Les sciences historiques ne connaissent que trop bien de tels cas de civilisations pétrifiées déclinant sans espoir, dont la condamnation semble fixée d’avance, comme une nécessité biologique ; et comme de tels processus historiques de stagnation peuvent durer et cheminer des siècles durant, ils occupent même, de loin, l’espace le plus grand dans l’histoire écrite ; les périodes de liberté ont toujours été relativement courtes dans l’histoire du genre humain.
Ce qui d’ordinaire demeure intact dans les époques de pétrification et de fatale prédestination est la faculté de liberté elle-même, la pure capacité de commencer qui anime et inspire toute les activités humaines et qui est la source cachée de la production de toutes les grandes et belles choses. Mais aussi longtemps que cette source demeure cachée, la liberté n’est pas une réalité du monde, tangible ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas politique. Parce que la source de la liberté demeure présente, même quand la vie politique s’est pétrifiée et que l’action politique est impuissante à interrompre les processus automatiques, la liberté peut aussi facilement être prise pour un phénomène essentiellement non politique ; dans de telles circonstances, la liberté n’est pas expérimentée comme un mode d’être avec son propre genre de « vertu » et de virtuosité, mais comme un don suprême que seul l’homme, parmi toutes les créatures terrestres, semble avoir reçu, dont nous pouvons trouver des traces et des signes dans presque toutes ses activités, et qui ne se développe pleinement néanmoins que lorsque l’action a créé son propre espace mondain où il peut, pour ainsi dire, sortir de l’ombre, et faire son apparition.
Tout acte, envisagé non pas du point de vue de l’agent, mais dans la perspective du processus dans le cadre duquel il se produit et dont il interrompt l’automatisme, est un « miracle » — c’est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait pas s’attendre. S’il est vrai que l’action et le commencement sont essentiellement la même chose, il faut en conclure qu’une capacité d’accomplir des miracles compte aussi au nombre des facultés humaines. Cela paraît plus étrange que ce ne l’est en fait. Il est de la nature même de tout nouveau commencement qu’il fasse irruption dans le monde comme une « improbabilité infinie », mais c’est précisément cet infiniment improbable qui constitue en fait la texture même de tout ce que nous disons réel. Toute notre existence repose, après tout, pour ainsi dire sur une chaîne de miracles, la naissance de la terre, le développement de la vie organique à sa surface, l’évolution du genre humain à partir des espèces animales. Car du point de vue des processus de l’univers et de la nature, et de leurs probabilités statistiquement accablantes, la naissance de la terre à partir de processus cosmiques, la formation de la vie organique à partir de processus inorganiques, enfin l’évolution de l’homme à partir des processus de la vie organique sont toutes des « improbabilités infinies », ce qu’on appelle couramment des « miracles ». C’est à cause de cet élément du « miraculeux » présent dans toute réalité que les événements, aussi précisément que nous les fassent prévoir la crainte ou l’espoir, nous laissent toujours sous le coup de la surprise quand ils se produisent. L’impact même d’un événement n’est jamais totalement explicable ; sa factualité transcende en son principe toute prévision. L’expérience qui nous enseigne que les événements sont des miracles n’est ni arbitraire ni fallacieuse ; elle est au contraire des plus naturelles et même presque banale dans la vie ordinaire. Sans cette expérience banale, l’importance donnée par la religion aux miracles surnaturels serait presque incompréhensible.
J’ai choisi l’exemple de processus naturels qui sont interrompus par l’avènement de quelque « improbabilité infinie » pour mettre en lumière le fait que ce que nous appelons réel dans l’expérience ordinaire a le plus souvent surgi grâce à des coïncidences plus étranges que la fiction. Bien sûr cet exemple a ses limites et il ne peut être appliqué purement et simplement au domaine des affaires humaines. Ce serait pure superstition d’opérer des miracles, d’espérer l’« infiniment improbable », dans le contexte de processus historiques et politiques automatiques, bien que cela même ne puisse jamais être complètement exclu. L’histoire, par opposition à la nature, est pleine d’événements ; ici, le miracle de l’accident et de l’improbabilité infinie se produit si fréquemment qu’il peut sembler étrange de parler de miracle. Mais la raison de cette fréquence est simplement que les processus historiques sont créés et constamment interrompus par l’initiative humaine, par l’initium que l’homme est dans la mesure où il est un être agissant. Par conséquent, ce n’est pas du tout de la superstition, c’est même une attitude réaliste que de s’attendre à ce qui ne peut être prévu et prédit, de se préparer à des miracles dans le domaine politique. Et plus la balance pèse lourdement en faveur du désastre, plus miraculeux apparaîtra le fait accompli librement ; car c’est le désastre, et non le salut, qui se produit toujours automatiquement et doit, par conséquent, toujours paraître inéluctable.
Objectivement, c’est-à-dire d’un point de vue extérieur, et sans tenir compte du fait que l’homme est un commencement et un commenceur, les chances que demain soit comme hier sont toujours les plus fortes. Peut-être pas aussi fortes, il est vrai, mais presque aussi fortes qu’étaient les chances pour qu’aucune terre ne surgît jamais des événements cosmiques, qu’aucune vie ne se développât à partir des processus inorganiques et qu’aucun homme n’émergeât de l’évolution de la vie animale. La différence décisive entre les « improbabilités infinies » sur lesquelles repose la réalité de notre vie terrestre, et le caractère miraculeux inhérent aux événements qui établissent la réalité historique, c’est que, dans le domaine des affaires humaines, nous connaissons l’auteur des « miracles ». Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux.
Hannah Arendt, La crise de la culture
Folio essais, p. 216-222
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Je n’ai peut-être pas tout bien compris car la lecture d’essais philosophiques n’est pas vraiment mon quotidien (!) mais il me semble que dans cette définition du miracle, à savoir une irruption d’un infiniment improbable, il manque la notion de bien. Car, s’il est vrai que le chaos est la conséquence inéluctable d’un système dans lequel on n’introduit rien de nouveau, le mal peut, lui aussi hélas, être une nouveauté infiniment improbable et ne pourra alors pas, à mon sens, être qualifié de miracle.
Dans la Bible, les miracles ne sont pas réservés aux personnes bonnes et justes. Par exemple, face à Moïse, les employés du méchant pharaon en font aussi, ainsi que des faux prophètes. C’est pourquoi, les miracles de Jésus ne convainquaient absolument pas ses opposants, ils se disaient simplement qu’il était un de ces sorciers ou faux prophètes faisant cela pour attraper les personnes crédules.
Donc oui, il est bon d’articuler à la fois la libre créativité dont parle Hannah Arendt, et aussi une belle conscience, afin que le miracle de nos actions aillent dans le sens de la vie.
Bonsoir,
Sans le Mal,je pense que le Bien n’existerait pas,ce serait autre chose mais pas le Bien! dans le monde où nous vivons le positif et le négatif sont en opposition,à une qualité un défaut et c’est « bien » ainsi ! il nous reste à nous décréer,à nous vider de nous-même,de notre égo pour laisser Dieu remplir le vide .
pour finir,un petit passage de la pesanteur et la grâce de simone Weil :la création: le Bien mis en morceaux et éparpillé à travers le Mal.Le Mal est l’illimité,mais il n’est pas l’infini.Seul l’infini limite l’illimité.
bonne soirée à tous!