
Réenchanter nos vies, réenchanter le monde ? Une piste. (Ésaïe 40)
Notre jeunesse serait découragée, les populations de nos pays occidentaux seraient désespérées, en manque d’un souffle qui les porte. Je vous propose de relire dans le livre d’Ésaïe le chapitre 40 « Consolez, consolez mon peuple » : une vocation que Dieu nous adresse ?
Texte, vidéo et poscasts de la prédication. Ceci est un témoignage personnel. N’hésitez pas à donnez votre propre avis ci-dessous.
Podcast audio de la prédication / Podcast audio du culte
(Voir le texte biblique et quelques autres documents : ci-dessous)
prédication (message biblique donné au cours du culte)
à Genève, le dimanche 30 mars 2025,
par : pasteur Marc Pernot
Prédication
En enfer, sans pouvoir en sortir.
Dans la Divine comédie, Dante dit que sur la porte de l’enfer est inscrite une sombre annonce dont la phrase la plus marquante est celle-ci : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. » Cela me semble tout à fait juste : ne pas avoir d’espérance est vivre un enfer.
Or, notre jeunesse serait découragée, les populations de nos pays occidentaux seraient désespérées, en manque d’un souffle qui les porte. Cela rejaillit sur le moral des individus avec beaucoup de souffrances et de morts, sur le moral des couples, des peuples. Cela a des conséquences très pratiques, y compris dans l’ambiance qui règne dans nos sociétés, car une personne en manque d’espoir devient plus crispée et individualiste, elle a du mal à réfléchir avec intelligence (comme le remarque Dante). Comment avancer ? Il me semble utile d’observer, de compatir, de réfléchir, de prier, d’en parler. Comme nous le faisons ici, puis de réagir. C’est ce que nous propose Ésaïe, ou plutôt le prophète anonyme de ce chapitre, vivant deux siècles après Ésaïe et qui parle à son peuple se trouvant en exil à Babylone dans un profond désespoir à cause de leur situation effectivement catastrophique. Il commence son livre par une impressionnante tirade de l’Éternel nous donnant une vocation.
Ésaïe 40:1-5 1Consolez, consolez mon peuple,
Dit votre Dieu.
2Parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui
Que son combat est terminé,
Que sa faute est graciée,
Qu’elle a reçu de la main de l’Éternel
Au double de tous ses péchés.
3Une voix crie dans le désert :
Ouvrez le chemin de l’Éternel…
« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu. »
Le premier pas dans la consolation, c’est de chercher à consoler les autres. C’est ce que reprend cette célèbre prière franciscaine : « Seigneur fais de moi un artisan de paix… que je ne cherche pas tant à être consolé qu’à consoler ». D’ailleurs, il n’y a rien de tel pour se consoler soi-même que d’essayer de faire du bien aux autres, c’est souvent une opération gagnant-gagnant (même pour Jésus, pour qui cela a été un chemin de croix d’aider les autres, il témoigne de sa joie aboutie en passant le flambeau à ses disciples (Jean 15:11)).
À qui est-ce que Dieu adresse cette vocation de consoler ses enfants ? Comme en Ésaïe 6, Dieu appelle, à la cantonade, qui voudra bien se sentir concerné. Et qui pourrait l’être si ce ne sont pas ceux qui, dans une certaine mesure, « écoutent l’Éternel notre Dieu ». Personne ne le fera à notre place.
Ce terme de consolation, en hébreu (נחמ), signifie plus que de remonter le moral d’une personne, c’est plus complet, plus global : c’est faire qu’elle soit plus en forme dans les différentes dimensions de son être, y compris dans le domaine spirituel, bien sûr. Le redoublement « consolez, consolez » dit que c’est une tâche prioritaire, essentielle, urgente. C’est une prière de Dieu, une supplication qu’il nous adresse. À nous croyants, chrétiens, tout particulièrement.
Étape fondamentale : annoncer la grâce de Dieu.
C’est « parler au cœur de la ville », c’est s’adresser au cœur des gens et leur dire, à notre façon, que Dieu n’est que grâce, pardon, bienveillance et que vraiment, il nous fait du bien ; que cette grâce, au lieu de nous enfermer, est vraiment libérante. C’est ainsi, nous dit Ésaïe, que nous pourrons « préparer un chemin pour Dieu » dans notre humanité pas très en forme, écartant toutes les montagnes et collines : les vaines adorations qui nous aliènent. C’est ainsi que nous combleront les nids de poules et les fractures qui entravent le cheminement de l’Esprit dans bien des cœurs.
Ensuite, « une voix nous dit : Crie ! Et nous répondons : Que crierai-je ? » Excellente question. Nous entendons notre vocation à consoler, mais comment, quel problème, quelle parole et quel geste pour le faire ? C’est le temps de l’écoute et du discernement. C’est le temps de notre réflexion et de notre prière, à nous, serviteurs de l’Éternel.
Ésaïe évoque alors plusieurs drames qui affligent l’humain et demandent un travail pour le consoler. Voici le premier :
Ésaïe 40:6-8 6Une voix dit : Crie !
Et l’on répond : Que crierai-je ?
– Toute chair est de l’herbe…
8L’herbe sèche, la fleur se fane ;
Mais la parole de notre Dieu subsiste éternellement.
1) Les limites de notre chair, mais…
Le premier cri, c’est que « toute chair est comme l’herbe, l’herbe sèche, la fleur se fane », c’est vrai, « mais la parole de notre Dieu subsiste éternellement. » L’existence humaine sur Terre est brève : elle est un temps de croissance, de beauté et de joie, puis d’effacement. Cela peut provoquer des sentiments désabusés : à quoi bon faire un enfant si c’est pour ça, à quoi bon éduquer, à quoi bon aider, soutenir, soigner et se soigner si le combat est perdu d’avance ? Il ne l’est pas, nous dit le prophète, nous dit l’Esprit en nous. Toute chair est comme l’herbe « Mais, car il y a un mais, la Parole de notre Dieu subsiste éternellement. » Cela n’a rien d’abstrait, ce n’est pas un simple poème pieusard. Je pense même que toute personne, en réalité, sent que cela est vrai au fond d’elle-même. C’est sentir au fond de soi, que notre existence a un prix et qu’elle peut avoir du sens. C’est trouver un émerveillement et une joie même dans les moments les plus rudes. C’est se sentir libre intérieurement, même si l’on est enfermé dans une prison, ou dans une terrible difficulté.
J’ose à peine dire cela, moi qui n’ai en réalité rien subi de vraiment grave ; aussi m’appuierai-je sur le témoignage d’un homme qui lui a valu le prix Nobel de littérature, Imre Kertész a connu une des pires situations : à 15 ans dans les camps d’Auschwitz et de Buchenwald. Il témoigne de moments de grâce et de joie, de soif de vivre tellement la vie est belle, même là : un trognon de pomme, la présence d’un ami, la douceur d’une belle soirée près une journée de travail forcé et de maigre pitance, ou son propre sens de l’humour lui faisant trouver qu’un SS tenant une matraque semblait manipuler un rouleau à pâtisserie.
La « Parole de Dieu qui demeure », c’est cela, cette étincelle de vie et c’est plus que cela, c’est le fait que rien n’est jamais bouclé : notre être intérieur est d’une telle richesse qu’en lui des espaces entiers peuvent encore s’ouvrir. L’humanité est d’une telle richesse, que ses ressources sont infinies et que le meilleur est toujours possible, par surprise.
Ésaïe passe alors à une autre difficulté plombant le moral de l’humain :
2) Les limites de nos actes, mais…
Ésaïe 40:9-11 9Monte sur une haute montagne,
Sion, messagère de bonheur…
Voici votre Dieu ! Voici sa rétribution.
11Comme un berger, il fait paître son troupeau,
De son bras il rassemblera des agneaux
Et les portera dans son sein ;
Il conduira les brebis qui allaitent.
Le second drame qui afflige l’humain, c’est le sentiment de ne pas être à la hauteur. C’est normal, car l’humain a une aspiration à l’infini, cela fait partie de notre nature en partie divine, c’est extraordinaire, mais cela nous place en porte-à-faux entre nos aspirations et la réalité. Les événements de notre vie avec les petits accrochages et l’actualité du monde renforcent ce sentiment.
C’est ainsi que notre seconde grande mélancolie, c’est ce sentiment d’être insuffisant et coupable. C’est un sentiment sourd, instillant soit du désespoir soit de l’aveuglement. Face à cela, Ésaïe nous encourage à être « messager de bonheur et de bien ». D’annoncer, de manifester à notre façon que Dieu réagit à notre situation et que sa réaction n’est absolument pas un châtiment, elle est comme les soins amoureux d’un berger pour son agneau : il nous porte dans son sein, il nous allaite.
Suit un long et magnifique développement d’Ésaïe sur la transcendance de Dieu.
3) Dieu n’est pas ce que nous pensions qu’il est.
Ésaïe 40:12-26 8À qui voulez-vous comparer Dieu ?
Et quelle représentation dresserez-vous de lui ?
19C’est un artisan qui fond la statue,
Et c’est un orfèvre qui la couvre d’or…
26Levez les yeux en haut et regardez !
Qui a créé ces choses ?…
Dieu est d’un tout autre ordre que ce que dit la rumeur publique. C’est un appel d’Ésaïe à faire plus de théologie, pour tous, et à faire de la théologie expérimentale : « Levez les yeux en haut et regardez ! » s’écrie Ésaïe. Puis à comparer avec les représentations de Dieu que se font les humains. C’est donc aussi un appel à relire les théologiens, les penseurs, les philosophes et les poètes : 6’000 ans de réflexions et de prières. Ils sont d’habiles artisans, nous dit Ésaïe. Il y a là des trésors, un patrimoine qui ne pourrit pas. Il faut seulement ne pas le confondre le avec la transcendance de Dieu, qui est à vivre, à expérimenter.
Une des grandes sources de désespoir, le troisième drame de l’humanité aujourd’hui, me semble être quand des personnes n’ont plus ni de recherche de Dieu (le fait de lever son regard, comme le propose Ésaïe), ni un minimum de culture, point de lecture du patrimoine de la pensée. Cela enferme chacun dans son horizon restreint, tout en étant persuadé de détenir la vérité
La dernière cause de désespoir est alors de penser que Dieu, s’il existait, devrait intervenir dans le cours des choses comme un magicien providentiel.
4) Dieu indifférent à notre sort ? pas à notre être
Ésaïe 40:27-31 Pourquoi dis-tu, Jacob,
Pourquoi répètes-tu, Israël :
Ma destinée est cachée à l’Éternel,
Mon droit passe inaperçu de mon Dieu ?
28Ne l’as-tu pas reconnu ? Ne l’as-tu pas entendu ?
C’est le Dieu d’éternité, l’Éternel,
Qui a créé les extrémités de la terre…
29Il donne de la force à celui qui est fatigué
Et il augmente la vigueur de celui qui est à bout.
30Les adolescents se fatiguent et se lassent,
Et les jeunes hommes trébuchent bel et bien ;
31Mais ceux qui espèrent en l’Éternel renouvellent leur force. Ils prennent leur vol comme les aigles ;
Ils courent et ne se lassent pas.
Ils marchent et ne se fatiguent pas.
Cette légende d’un Dieu porte chance est vendue par certains croyants ou astrologues, elle est source d’immenses déceptions, d’aliénation et de perte de la foi. Comme le dit Ésaïe, le déçu se plaint « Mon droit passe inaperçu de mon Dieu ! » Pas du tout, Dieu travaille, ou espère travailler au plus profond de chaque personne, pour lui donner force, nouvelle jeunesse, vue élevée à hauteur d’aigle. Tel est notre Dieu, le Dieu sur lequel nous pouvons compter fermement. D‘expérience. Notre vocation nous appelle à avoir comme priorité de réconcilier les humains avec lui, et qu’ils soient ainsi consolés. Non pas consolés par nos paroles, ni par nos silences, mais consolés par Dieu lui-même.
C’est ce dont témoigne l’extraordinaire Etty Hillesum, elle aussi dans les horreurs nazies, dans sa prière d’un dimanche matin :
« Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit, pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour… »
Amen.
Textes de la Bible
Ésaïe 40
O Seigneur, que je ne cherche pas tant
à être consolé qu’à consoler,1Consolez, consolez mon peuple,
Dit votre Dieu.
2Parlez au cœur de Jérusalem et criez-lui
Que son combat est terminé,
Qu’elle est graciée de sa faute,
Qu’elle a reçu de la main de l’Éternel
Au double de tous ses péchés.3Une voix crie dans le désert :
Ouvrez le chemin de l’Éternel,
Nivelez dans la steppe
Une route pour notre Dieu.
4Que toute vallée soit élevée,
Que toute montagne et toute colline soient abaissées,
Que les reliefs se changent en terrain plat,
Et les escarpements en vallon !
5Alors la gloire de l’Éternel sera révélée,
Et toute chair à la fois la verra ;
Car la bouche de l’Éternel a parlé.Les limites de notre chair, mais…
6Une voix dit : Crie !
Et l’on répond : Que crierai-je ?
– Toute chair est de l’herbe,
Et tout son éclat comme la fleur des champs.
7L’herbe sèche, la fleur se fane,
Quand le vent de l’Éternel souffle dessus.
Certes le peuple est de l’herbe :
8L’herbe sèche, la fleur se fane ;
Mais la parole de notre Dieu subsiste éternellement.Les limites de nos actes, mais…
9Monte sur une haute montagne,
Sion, messagère de bonheur ;
Élève avec force ta voix,
Jérusalem, messagère de bonheur ;
Élève, sois sans crainte,
Dis aux villes de Juda :
Voici votre Dieu ! 10Voici mon Seigneur, l’Éternel,
Il vient avec puissance,
Et son bras lui assure la domination ;
Voici qu’il a son salaire, ses rétributions le précèdent.
11Comme un berger, il fera paître son troupeau,
De son bras il rassemblera des agneaux
Et les portera dans son sein ;
Il conduira les brebis qui allaitent.La transcendance par rapport à l’immanence
12Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main,
Fixé les dimensions des cieux avec la paume,
Celle de toute la poussière de la terre en une cuiller ?
Qui a pesé les montagnes au crochet
Et les collines à la balance ?
13Qui a fixé une mesure à l’Esprit de l’Éternel,
Et qui lui a fait connaître son avis ?
14Avec qui a-t-il délibéré,
Pour en recevoir de l’instruction ?
Qui lui a appris le sentier du droit ?
Qui lui a enseigné la sagesse
Et fait connaître le chemin de l’intelligence ?15Voici les nations,
Elles sont comme une goutte qui tombe d’un seau,
Elles ont la valeur de la poussière sur une balance ;
Voici les îles,
Elles sont comme une fine poussière qui s’envole,
16La forêt du Liban ne suffit pas au bûcher,
Et ses animaux ne suffisent pas à l’holocauste.
17Toutes les nations sont devant lui comme rien.Les limites représentations, mais…
18À qui voulez-vous comparer Dieu ?
Et quelle représentation dresserez-vous de lui ?
19C’est un artisan qui fond la statue,
Et c’est un orfèvre qui la couvre d’or
Et y soude des chaînettes d’argent.
20Celui qui est trop pauvre pour cette offrande
Choisit un bois qui résiste à la vermoulure ;
Il se procure un artisan capable,
Pour dresser une statue qui ne branle pas…25À qui me comparerez-vous, Pour que je lui ressemble ?
Dit le Saint.
26Levez les yeux en haut et regardez !
Qui a créé ces choses ?
C’est celui qui fait sortir leur armée au complet.
Il les appelle toutes par leur nom,
Par son grand pouvoir et par sa force puissante :
Pas une qui fasse défaut.Dieu indifférent à notre sort ? Mais pas à notre être
27Pourquoi dis-tu, Jacob,
Pourquoi répètes-tu, Israël :
Ma destinée est cachée à l’Éternel,
Mon droit passe inaperçu de mon Dieu ?28Ne l’as-tu pas reconnu ? Ne l’as-tu pas entendu ?
C’est le Dieu d’éternité, l’Éternel,
Qui a créé les extrémités de la terre ;
Il ne se fatigue ni ne se lasse ;
Son intelligence est insondable.29Il donne de la force à celui qui est fatigué
Et il augmente la vigueur de celui qui est à bout.
30Les adolescents se fatiguent et se lassent,
Et les jeunes hommes trébuchent bel et bien ;
31Mais ceux qui espèrent en l’Éternel renouvellent (leur) force.
Ils prennent leur vol comme les aigles ;
Ils courent et ne se lassent pas.
Ils marchent et ne se fatiguent pas.Autres documents
Dante, La Divine Comédie. L’Enfer, chant III.
« Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. » Ces paroles de couleur sombre, je les vis écrites au-dessus d’une porte ; alors je dis : « Maître, leur sens m’est dur. » Et lui à moi, en homme qui savait mes pensées : « Ici il convient de laisser tout soupçon ; toute lâcheté ici doit être morte. Nous sommes venus au lieu que je t’ai dit, où tu verras les foules douloureuses qui ont perdu le bien de l’intelligence. » Et après avoir mis sa main dans la mienne, avec un visage gai qui me réconforta, il me découvrit les choses secrètes.
Imre Kertész dans « être sans destin »
Dans ce livre qui lui a valu le prix Nobel de littérature, Imre Kertész évoque son passage à 15ans dans les camps d’Auschwitz et de Buchenwald Il témoigne de quelque chose qui touche le cœur même de la beauté de l’existence humaine, affirmant la possibilité du bonheur et de la soif de vivre : un trognon de pomme, la présence d’un ami à ses côtés, la douceur d’une belle soirée après une terrible journée, ou son sens de l’ironie lui faisant trouver qu’un policier tenant une matraque semblait manipuler un rouleau à pâtisserie. Il y a quelque chose dans ce témoignage de Kertész qui rejoint celui de David dans le Psaume 23 « Le bonheur et la grâce m’accompagnent tous les jours de ma vie ». Le témoignage de Kertész nous est même indispensable pour penser et prier ce verset du plus célèbre des Psaumes de la Bible.
Etty Hillesum Une vie bouleversée
« La force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu’à la fin, que la vie a un sens, qu’elle est belle, que l’on a réalisé ses virtualités au cours d’une existence qui était bonne telle qu’elle était. »
Prière du dimanche matin (12 juillet 1942)
Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit, pour la première fois, je suis resté éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon, Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine.
Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour.
Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens – le croirait-on ? – qui au dernier moment tâchent de mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : Moi je ne tomberai pas sous leurs griffes ! Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras.
Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sûrement des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.
Je ne manque pas de force pour affronter la grande souffrance, la souffrance héroïque, mon Dieu, je crains plutôt les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante. Enfin, je me gratte désespérément et je me dis chaque jour : encore une journée sans problèmes, les murs protecteurs d’une maison accueillante glissent autour de tes épaules comme un vêtement familier, longtemps porté ; ton couvert est mis pour aujourd’hui et les draps blancs et les couvertures douillettes de ton lit t’attendent pour une nuit de plus, tu n’as donc aucune excuse à gaspiller le moindre atome d’énergie à ces petits soucis matériels.
Utilise à bon escient chaque minute de ce jour, fais-en une journée fructueuse, une forte pierre dans les fondations où s’appuieront les jours de misère et d’angoisse qui nous attendent.
Derrière la maison, la pluie et la tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin, ses fleurs blanches flottent éparpillées dans les flaques noires sur le toit plat du garage. Mais quelque part en moi ce jasmin continue à fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu.
Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche de matin venteux et grisâtre, je t’apporte même un jasmin odorant. Et je t’offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion, crois-moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard : enfermée dans une étroite cellule et voyant un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t’apporterais ce nuage, mon Dieu, si du moins j’en avais la force. Je ne puis rien garantir d’avance mais les intentions sont les meilleures du monde, tu vois.
Maintenant je vais me consacrer à cette journée. Je vais me répandre parmi les hommes aujourd’hui et les rumeurs mauvaises, les menaces m’assailliront comme autant de soldats ennemis une forteresse imprenable.
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