Hannah Arendt en 1924 - https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hannah_Arendt_1924.jpg?uselang=fr
Témoignages

Hannah Arendt : la racine du mal en nous c’est l’absence de pensée, quant on a à peine le temps et pas l’envie de s’arrêter pour réfléchir.

Hannah Arendt se demande quelles sont les conditions qui poussent une personne à éviter de faire le mal, et de plutôt faire le bien ? Elle relève que l’essentiel est l’activité de penser. Car pour ce qui est des bonnes manières et autres leçons de morale, nous savons à quelle vitesse on les désapprend et les oublie quand arrive une situation nouvelle.

Cela me semble important en ce qui concerne l’éducation des jeunes, et donc pour le catéchisme que nous proposons. C’est important  en ce qui concerne notre propre hygiène de vie, cherchant à nous mettre en forme, et donc la façon dont peut animer un site internet comme jechercheDieu.ch, les bulletins de paroisse, les cultes, formations bibliques et théologiques.

C’est ainsi que cette philosophe fameuse entreprend de promouvoir la vie de l’esprit, l’exercice de notre faculté de penser par nous-mêmes. Voici les premières pages de son livre « La vie de l’esprit » :

Tout a commencé quand j’ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem.

Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal »… Les méchants, à ce qu’on dit, sont mus par l’envie; ce peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu’il y aille de leur faute (Richard III), ou l’envie de Caïn qui tua Abel parce que «Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son oblation, mais vers Caïn et vers son oblation il ne les porta pas ». Ils peuvent aussi être guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par la haine puissante que la méchanceté ressent devant la pure bonté (lago: « Je hais le More, Mes griefs m’emplissent le cœur»; la haine de Claggart pour l’innocence «barbare » de Billy Budd, haine que Melville considère comme « une dépravation de la nature ») ou encore par la convoitise, «source de tous les maux» (Radix omnium malorum cupi ditas).

Cependant, ce que j’avais sous les yeux, bien que totalement différent, était un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative: ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée…

C’est cette absence de pensée – tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on a à peine le temps et pas davantage l’envie, de s’arrêter pour réfléchir – qui éveilla mon intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent non seulement les « motifs répréhensibles » (selon la terminologie légale) mais encore les motifs tout court, le moindre mouvement d’intérêt ou de volonté?

Le mal en nous est-il, de quelque façon qu’on le définisse, « ce parti de s’affirmer mauvais » et non la condition nécessaire à l’accomplissement du mal ? Le problème du bien et du mal, la faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, seraient-ils en rapport avec notre faculté de penser ? Pas au sens, bien entendu, où la pensée serait capable de sécréter les bonnes actions, comme si « la vertu s’enseignait » et s’apprenait – il n’y a que les habitudes et les coutumes qui s’enseignent, et chacun ne sait que trop bien à quelle vitesse on les désapprend et les oublie, pour peu qu’une situation nouvelle exige un changement de conduite et de manières. … L’absence de pensée, face à laquelle je me trouvais, ne résultait ni de l’oubli de manières et d’habitudes antérieures, sans doute bonnes, ni d’un cas de stupidité au sens d’incapacité à comprendre – ni même au sens d’« aliénation morale» car elle était tout aussi évidente dans des circonstances où décisions soi-disant éthiques et problèmes de conscience n’avaient rien à voir.

La question impossible à éluder était celle-ci: l’activité de penser en elle-même, l’habitude d’examiner tout ce qui vient à se produire ou attire l’attention, sans préjuger du contenu spécifique ou des conséquences, cette activité donc fait-elle partie des conditions qui poussent l’homme à éviter le mal et même le conditionnent négativement à son égard? (Le mot même de «con-science » semblerait l’indiquer, dans la mesure où il veut dire «connaissance par et avec soi-même », type de connaissance qu’actualise tout processus de pensée.) …

C’est donc le procès Eichmann qui me fit tout d’abord m’intéresser à la question.

Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Puf mai 2005

 

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3 Commentaires

  1. Lili dit :

    Merci pour ce texte prophétique de Arendt à propos duquel on se demande s’il n’a pas été écrit ce matin. C’est un choix d’actualité. L’absence de pensée est « tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on a à peine le temps et pas davantage l’envie, de s’arrêter pour réfléchir ». Elle hallucinerait si elle revenait constater le point où l’on en est.

    Il faut aussi reconnaître qu’il existe des criminels qui sont des penseurs redoutables et que l’esprit souffle de travers dans certains cerveaux. Mais oui c’est très facile, « banal », effectivement de faire le mal lorsqu’il s’agit de laisser faire, de ne pas penser, habitude qui peut se disséminer à grande vitesse. C’est tellement reposant, en un sens.

    Je note que Arendt insiste sur le facteur crucial de l’habitude car on peut effectivement supprimer l’envie de réfléchir en habituant à ne pas produire cet effort. Examiner les choses, en présenter la généalogie et en tirer des conséquences demande aussi une habitude, une régularité. C’est à la portée de tout le monde puisque tout le monde dispose de cette faculté de juger. Néanmoins, conduire ses idées, cela s’apprend, au moins cela s’observe déjà dans des textes ou chez les autres. C’est cette attention qu’il me semble devoir être construite par l’école qui voudrait former des « citoyens avertis de la complexité du monde ».

    Mais nous pouvons contracter de vilaines habitudes. L’usage quotidien des réseaux en ce qu’ils proposent bien trop souvent des « réflexions » binaires, simples, des réponses rapides pour solliciter facilement notre attention – si précieuse au monde marchand scrutant un retour sur investissement – le scrolling, les audios ou vidéos ultra brèves, l’usage des IA, favorisent largement les difficultés à penser.
    Car dans ces cas, on ne peut plus opérer aucune distinction et les idées seront bientôt confondues. Je pense par exemple aux distinction étymologiques que vous avez heureusement abordées avec le mot « religion » qui montrent à quel point la réalité est variée, se donne sur le mode de la différence et que le problème vient de ce qu’on reste enfermé dans un seul sens.

    Essayez ensuite de faire comprendre que le catéchisme n’est pas un « bourrage de crâne » alors que c’est l’image habituelle qu’il véhicule auprès de ceux qui n’y ont jamais mis les pieds ou de ceux qui en sont revenus déçus, ce qui fait beaucoup, beaucoup de monde, je vous souhaite bon courage. Le promouvoir comme espace d’acquisition culturelle et spirituelle, de réflexion ou même de curiosité, au terme duquel le choix est libre, comme, je crois, vous essayez de le faire, me semble justement opposé à l’absence de la pensée.
    Donc mille fois merci pour cet effort sur le site qui permet de déconstruire certaines représentations, pour des gens que vous ne connaissez même pas, qui vous écrivent à minuit des trucs trop longs et pas toujours bien ficelés, enfin parfois c’est à espérer. Cela fait vraiment bouger les lignes et on ne peut savoir jusqu’où.

    1. Marc Pernot dit :

      Mil mercis, Lili, pour ce magnifique écho. Vous vous débrouillez toujours pour dénicher le meilleur dans un texte, le reprendre et le développer d’une belle et intéressante façon. Quelle professeure vous devez être, vos élèves ont de la chance et je suis certain que leurs copies de philo vont exceller aux épreuves du bac la semaine prochaine.

  2. Genevieve dit :

    Très, très vrai. Quand on ne pense pas où pas suffisamment, on ouvre la porte à tous les excès, les mauvaises idées, les jugements hatifs à l’emporte pièce… L’ignorance et parfois la bêtise du cœur humain sont sources de tant de violences, d’agressivité et d’indifférence mortiferes…

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