28 novembre 2024

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Notion Théologie

Apologétique : Définition, Histoire et Stratégies de la Foi

Le mot « apologétique » vient du verbe grec apologoumai qui a deux sens : d’abord, répondre à un questionnement, à une demande ou à un interrogatoire ; ensuite, discuter et réfuter des reproches, des critiques ou une accusation devant un tribunal. On appelait « apologie » la plaidoirie d’un avocat en faveur d’un accusé, mais aussi les explications d’un penseur, d’un philosophe indiquant quels raisonnements et arguments fondent et valident ses positions. Il s’agit dans les deux cas de se justifier ou de se légitimer aux yeux d’un tiers, de montrer que ses actes, ses pensées, ses paroles et ses écrits se conforment à une logique cohérente et à des principes acceptables, voire incontestables. Dans le cas du christianisme, l’apologétique consiste à rendre compte de sa foi, de sa foi en Dieu, de sa foi en Jésus le Christ.

Deux questions connexes déterminent et caractérisent une démarche apologétique. Premièrement, à quelle objection, critique ou accusation répond-elle ? Quel adversaire affronte-t-elle, et qui entend-elle convaincre ? Deuxièmement, de quel type d’argumentation se sert-elle pour se défendre et se légitimer? Comment s’y prend-elle pour établir le bon droit de la foi chrétienne? Nous allons voir les différentes réponses données à ces questions autrefois et aujourd’hui. La présentation que je vais en donner n’est pas descriptive, phénoménologique, mais typologique ou schématique ; autrement dit, il lui arrivera de forcer le trait pour faire ressortir des logiques qu’on ne trouve nulle part à l’état pur ; même là où l’une d’elles prédomine nettement, elles se mélangent toujours, se mitigent et s’atténuent peu ou prou.


L’Apologétique Classique et les Premières Approches

1. L’Antiquité tardive : Justin Martyr vs Tertullien

Dans le christianisme de l’Antiquité tardive, se dessinent deux démarches apologétiques différentes. L’une souligne l’affinité, voire l’accord entre l’Évangile et la culture, la raison ou le sens commun. L’autre insiste, au contraire, sur leur irréductible opposition, sur la rupture nécessaire et l’inévitable conflit de la foi avec la sagesse du monde.

Justin Martyr au deuxième siècle de notre ère représente assez bien la première démarche. Il s’adresse aux puissants et aux savants de son époque. Aux autorités politiques qui persécutent les églises, Justin explique que les chrétiens ne sont nullement des révoltés, des contestataires ou des marginaux. Ils n’ont pas des comportements ni des modes de vie étranges. Ils respectent les lois, les coutumes, et l’ordre établi. Leur foi les amène à vivre conformément à l’idéal moral et civique de l’Empire romain. Aux penseurs et aux philosophes qui méprisent l’Évangile, Justin veut montrer que les doctrines chrétiennes ressemblent beaucoup à ce qu’enseignent les philosophes et moralistes gréco-latins. Elles ne mettent pas en cause, au contraire elles renforcent les valeurs et idéaux de la culture romaine.

Un demi-siècle plus tard, Tertullien, défendant à son tour les chrétiens et le christianisme, s’y prend tout autrement. Il inverse l’argumentation de Justin. Pour lui le christianisme ne s’accorde pas avec les principes et pratiques du monde ambiant ; il s’en écarte. Il démontre sa vérité par son originalité et sa différence et non par sa similitude. Il ne confirme pas les valeurs éthiques et les intuitions philosophiques les plus hautes de la pensée humaine ; de leur côté, elles ne le préparent pas ni ne lui apportent la moindre aide. Elles combattent contre l’évangile, tandis qu’il les contredit, les renverse, et les détruit. Si on peut voir en Justin le précurseur de ceux qui militent pour une religion rationnelle, Tertullien met au contraire en place la voie d’une légitimation de la foi par le paradoxe. Il proclame, selon un mot qu’on lui attribue : credo quia absurdum, je crois parce que c’est absurde – absurde selon les critères ordinaires de l’intelligence et du savoir.

La première démarche apologétique s’appuie sur le Prologue de Jean qui affirme que le Logos divin éclaire tout homme. Elle en conclut qu’on trouve partout, et en particulier dans la culture humaine ; des semences de cette vérité qu’apporte le Christ. La deuxième démarche radicalise et généralise l’opposition esquissée par l’apôtre Paul entre la sagesse humaine qui est folie aux yeux de Dieu, et la sagesse divine qui est folie pour les hommes. L’apologétique ne peut être que polémique et paradoxale, elle doit nier, et non utiliser la raison.

2. La modernité : Sentiment, Concordisme et Transcendance

À partir du dix-huitième siècle, se développe une contestation du christianisme qui y voit un ensemble de légendes dépourvues de valeur historique et démenties par les connaissances scientifiques. L’apologétique moderne va désormais s’adresser « aux esprits cultivés qui méprisent la religion ». Elle va développer trois catégories d’argumentations.

Recours au Sentiment et à l’Esthétique Religieuse

La première fait appel au sentiment. L’être humain a une dimension autre, celle de l’esthétique. On légitime le christianisme non pas en démontrant sa vérité, mais en mettant en évidence sa capacité à toucher et à émouvoir. Le Génie du Christianisme (1802) de Chateaubriand en fournit un exemple célèbre. Schleiermacher suggère que le pasteur doit être un virtuose qui fait vibrer son auditoire. On introduit dans l’apologétique une dimension assez nouvelle, soulignant les liens étroits de la théologie et de la religion avec l’esthétique.

Le Concordisme et la Révision Théologique

Une deuxième argumentation tend à accorder le christianisme avec les exigences de la pensée moderne, au prix d’un certain nombre de révisions et d’adaptations. Ainsi, on voit dans les récits de la création des mythes porteurs d’un message spirituel, sans visée historique ou scientifique. On procède donc à l’élaboration d’un néo-christianisme ou, selon une expression de Troeltsch, d’un néo-protestantisme, qui n’entend pas modifier l’Évangile, mais en changer l’expression. Les conservateurs suivent une démarche à la fois parallèle et inverse : ils recherchent l’accord de la religion avec la science en contestant la scientificité des attaques contre le christianisme. En fait, il s’agit de deux variantes du concordisme.

La Rupture Barthienne : Proclamation et Altérité Radicale de Dieu

Après la Première Guerre mondiale, sous l’influence de Barth et de Bultmann, se développe une troisième argumentation inspirée de Kierkegaard. Elle insiste sur la transcendance et l’altérité radicales de Dieu qui n’a rien de commun avec le monde. On ne peut pas l’atteindre ni le comprendre en utilisant l’intuition, le sentiment ou le savoir humains. « Dieu prouvé, c’est Dieu nié ». Pour découvrir le vrai Dieu, il faut qu’il prenne l’initiative de venir vers nous. L’apologétique doit donc procéder par proclamation, et non par raisonnements. Elle ne démontre pas, elle annonce. Barth déclare que la dogmatique est la seule et véritable apologétique. Sous son influence, l’enseignement de l’apologétique s’affaiblit.


L’Apologétique Nouvelle : Paradoxe, Tension et Légitimité

La réaction barthienne n’a pas éliminé l’apologétique, mais conduit à réviser ou à abandonner les démarches classiques. Paul Tillich ouvre la voie. Il élabore une théologie apologétique fondée sur la méthode de corrélation. Les théologiens du Process et Alain Houziaux fournissent des exemples d’une démarche qui se distingue nettement des anciennes par leur rapport au paradoxe et leur recherche de légitimité.

1. Le Rôle du Paradoxe et de la Tension

Entre le monde et Dieu, il y a une tension, une opposition qui à la fois s’appellent et se repoussent. Le christianisme refuse aussi bien de diviniser la nature que de naturaliser Dieu, tout en maintenant une nécessaire implication mutuelle.

Les Trois Voies Apologétiques face au Paradoxe

La première démarche (Justin, concordismes) entend dissoudre la tension. Elle insiste sur la complémentarité et l’harmonie. Le paradoxe s’évanouit par la fusion des deux réalités. Deus sive natura, comme l’écrit Spinoza.

La deuxième démarche (Tertullien, Kierkegaard) accentue et absolutise la tension. Elle pose entre Dieu et le monde une incompatibilité qui exclut toute possibilité d’alliance. Le paradoxe est la condition ou la situation même du chrétien, d’où une apologétique d’opposition.

La troisième voie se sert du paradoxe comme indice et témoin d’une réalité autre. Elle déplace la tension en la situant à l’intérieur même du monde. Ses antinomies internes constituent des indices ou des signes d’un niveau différent. Elles ne prouvent pas, elles orientent vers un transcendantal. C’est la voie qu’explore Pascal dans ses Pensées, à partir des contradictions de la nature humaine, et la théologie du Process à partir de la tension entre mouvement et stabilité. Pour ce type d’apologétique, le paradoxe n’est ni une anomalie à supprimer ni une impasse, mais présence cachée d’une transcendance, de la transcendance que vit la foi.

2. De la Justification à la Légitimité : Les Trois C de la Croyance

La nouvelle apologétique ne prétend pas justifier le christianisme, mais le légitimer. Justifier une position veut dire démontrer qu’elle est juste, qu’elle s’impose. La légitimer signifie établir qu’elle est possible, plausible, qu’on peut l’admettre et la soutenir sans malhonnêteté intellectuelle ou éthique.

Crédentité, Crédulité, Crédibilité

Crédentité : L’obligation de croire en l’existence de Dieu, l’impossibilité intellectuelle de la nier (Anselme, Calvin). Elle cherche à **justifier rationnellement** le christianisme.

Crédulité : La croyance sans raison, contre toute raison (Kierkegaard). La foi lance un défi face à ce qui est. Elle cherche à **justifier contre la raison**.

Crédibilité : Elle correspond à la légitimation. L’existence de Dieu n’est pas une thèse prouvée, mais une hypothèse vraisemblable dont on peut faire apparaître qu’elle est logiquement soutenable, même si elle reste indémontrable. Il s’agit d’un risque réfléchi et d’un pari raisonnable.

Professeur André Gounelle
Cet article fait partie des notions théologiques – retourner à la liste.


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