14 mars 2019

« 4 Visages » © Peinture de Corinne Vonaesch
Art et foi

Œil pour œil ?

Par : pasteure Laurence Mottier et Corinne Vonaesch

« 4 Visages » © Peinture de Corinne Vonaesch

Peinture de Corinne Vonaesch
« 4 Visages »

Œil pour œil ?

« Ainsi tu accorderas les mêmes bienfaits, les mêmes honneurs à l’infidèle, à l’assassin, d’autant plus que lui aussi est un frère pour toi, puisqu’il participe à l’unique nature humaine. Voici, mon fils, un commandement que je te donne : que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance, jusqu’au moment où tu sentiras en toi la miséricorde que Dieu éprouve envers le monde. » (Isaac le Syrien, VIIe siècle).

Matthieu 5, 38-39

38 Vous avez appris qu’il a été dit : oeil pour oeil, et dent pour dent. 39 Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant.
Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre.

Méditation Œil dent joue gifle….voilà qui parle de notre visage face à autrui, engagé que nous sommes dans la relation que nous avons avec la face et en face de l’autre. Dans cette confrontation, si j’estime et ressens que j’ai été offensée par autrui, vais-je lui arracher un œil, lui casser les dents et tout faire pour lui faire perdre la face ou ne pas rendre la gifle qu’il m’a infligée, qui a porté atteinte à mon intégrité par une humiliation , une remontrance, une moquerie ou un coup bas – vais-je lui tendre mon autre joue ? Amour-propre contre amour sali, amour-propre défendu becs et ongles ou amour sali, offensé, assumé, rédimé et transmué…

« Œil pour œil dent pour dent, » voilà une logique millénaire – Jésus le sait et nous le savons bien aussi – qui garantit un système de « gifles à perpétuité », défigurant notre humanité avec une constance sans faille, une constance terrifiante. L’assurance de rendre le monde borgne… Et si nous faisons de notre mieux pour établir des législations de la rétribution proportionnelle, de la réparation pécuniaire et de la justice substitutive, il faut aussi reconnaître que non seulement l’abîme du mal et des offenses nous met en dette perpétuelle et que le risque d’explosion de violence meurtrière, de destruction industrielle d’êtres humains ou de saccage écologique de toute vie, ce risque demeure. Alors le Christ des Evangiles vient nous provoquer et nous déranger, en frappant de nullité nos efforts pour juguler l’escalade des vengeances. Car il s’agit de ne pas résister au méchant , en ne rendant pas le mal pour le mal. Qu’est-ce à dire ? Tendre l’autre joue déjoue le jeu mimétique de la violence ; tendre l’autre joue déjoue le jeu du bourreau et de la victime, du dominant et du dominé. Tendre l’autre joue c’est réaffirmer mon humanité, ma relation de vis-à-vis, de co-humain : oseras-tu me frapper à nouveau, si tu vois vraiment mon visage ? oserai-je réitérer l’offense que je viens d’infliger si l’autre me tend et me montre son visage ? N’est-ce pas là le pari et l’intuition d’Emmanuel Levinas dès qu’il écrit : « Le rapport au Visage est le rapport à l’absolument faible, à ce qui est absolument exposé, ce qui est nu et ce qui est dénué ; dans ce dénuement il y a ce qui peut subir le suprême esseulement qu’on appelle la mort – il y a toujours dans le Visage d’autrui la mort d’Autrui comme incitation au meurtre, cette tentation de négliger complètement autrui. Et en même temps le Visage d’autrui me dit : « Tu ne tueras point », c’est le fait que je ne peux laisser l’autre mourir seul, souffrir seul ; son Visage fait appel à moi ; il est alors et avant tout celui qui me requiert, celui dont je suis responsable » (Entre nous, p.114)

Tendre l’autre joue est ainsi un acte vigoureux, décisif, où l’offensé refuse de s’identifier à l’offense, refuse de s’identifier à l’offenseur et affirme son égale valeur et sa force, sans courber l’échine, sans s’aliéner, sans se soumettre. Tendre l’autre joue, c’est mettre au défi l’offenseur de réaliser sa violence et l’étendue du mal et du malheur engendrés.

Pari hasardeux certes. Qui ose l’enseigner à ses enfants ? le mettons nous en pratique dans nos institutions, dans nos familles, dans nos vies de quartier et de voisinage ?

Défi que nous laissons volontiers à quelques martyres, moines, ascètes et apôtres de la non-violence. Tel Christian de Chergé, moine de Thibirine qui, dans son testament spirituel, dit sa vie donnée, donnée à Dieu et à l’Algérie. Donnée par amour et non par sacrifice doloriste.

Mais c’est bien à nous et à chacun.e que Jésus s’adresse dans cette antithèse. Il marche là sur une ligne de crête, en se mettant et en nous mettant à nu face à l’offenseur et face à l’offense. Sur cette ligne de crête, deux écueils menacent. Celui du dolorisme morbide – dénoncé par Christian de Chergé (« je ne saurais souhaiter une telle mort, il me paraît important de le professer »), tout comme par Simone Weil, philosophe : « On reproche souvent au christianisme une complaisance morbide à l’égard de la souffrance, de la douleur. C’est une erreur même s’il est toujours possible d’y chercher une volupté perverse ». Celui de l’idéalisme béat, où nous attendrions un dieu marionnettiste, nous extirpant comme par magie de la violence et des abîmes de notre humanité et de sa complexité. Nous préférerions être à couvert. Nous aimerions nous prémunir. Jésus nous met à nu. Il nous met à découvert. Face à autrui. Dans nos face-à-face. A nu les uns, les unes face aux autres. Amen

Laurence Mottier, pasteure

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