la parabole du gérant infidèle - Marinus van Reymerswaele, 1540, Kunsthistorisches Museum
Prédication

Jésus : « Le Seigneur applaudit le gérant de l’injustice… » (Luc 16:1-13)

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prédication (message biblique donné au cours du culte)
à Genève, le dimanche 8 janvier 2023,
par : pasteur Marc Pernot

la parabole du gérant infidèle - Marinus van Reymerswaele, 1540, Kunsthistorisches Museum
À la demande de plusieurs personnes, je vous propose de nous intéresser à une intéressante parabole de Jésus. Dieu y est comparé à un homme fort riche (ce qui n’a donc rien de honteux dans la pensée de Jésus contrairement à d’étranges apologies de la pauvreté et de l’abaissement que l’on entend parfois). Et nous sommes comparés à un gérant de la fortune de Dieu. Un gérant dont Dieu va faire l’éloge !

Jésus est quand même étonnant avec cette phrase qu’il ose dire : « Le Seigneur applaudit le gérant de l’injustice ». Dieu fait ainsi publiquement l’éloge d’un intendant incompétent, dilapidant sa fortune, et qui franchit une nouvelle étape en utilisant à son profit les biens qui lui sont confiés.

Même si Jésus met l’amour au dessus des commandements de la Torah, il est impossible qu’il nous encourage à la malhonnêteté, ni vis à vis de notre prochain, ni vis à vis de Dieu.

Mode d’emploi des textes de la Bible

Cela me semble intéressant pour saisir le mode d’emploi de la Bible. Ces récits, poèmes et paraboles bibliques ne sont pas de jolis petits contes moraux. La plupart des héros de ces récits ont parfois des comportements très très discutables. Ces textes sont ainsi explicitement faits pour nous faire réfléchir sur notre vie et sur ce qui serait juste de faire. Cela donne force et richesse à la Bible. Elle n’est pas une leçon (ni de morale ni de théologie), elle est un atelier dans lequel le lecteur est invité à travailler, avec l’aide de Dieu.

Si Jésus ose nous offrir ce genre d’histoire c’est afin d’exercer la liberté de notre intelligence et de notre foi. C’est assez risqué de parler de cette façon, cela montre que Jésus pense que nous en sommes largement capables.

L’éloge de la personne

En écoutant ces paroles de Jésus, après un premier sursaut qui nous a fait presque tomber de notre chaise (c’est le but), nous pouvons regarder ce que Jésus dit précisément. Il ne félicite pas le gérant de pirater les biens de son maître, mais Jésus relève une importante qualité de ce personnage : son discernement dans la conduite de sa vie. Ensuite, ce n’est pas seulement cette qualité donc il fait l’éloge mais « le Seigneur » honore plutôt la personne qui a fait preuve de cette qualité (même si cette personne a par ailleurs des défauts aussi) : « Le Seigneur fit l’éloge du gérant trompeur car il avait agit avec sagesse ».

Jésus met en avant la personne, cela ne veut pas dire qu’il approuve tout de cette personne. Cela nous invite à faire preuve de discernement et de bienveillance, d’abord. Puis d’oser applaudir pour le bien que nous aurons relevé. Je trouve cela remarquable, car cela fait progresser tout le monde, ainsi que les relations entre nous tous. Cela nous aide aussi à discerner en nous même la moindre de nos qualités, de l’élever dans notre être et qu’elle apporte quelque chose à ceux qui sont dans notre maison (Matthieu 5:15-16). Enfin, cerise sur le gâteau : c’est une source de joie au quotidien d’avoir notre conscience tournée vers la collecte de belles choses dans notre monde et dans l’humain.

La sagesse pratique (la phronèsis)

Dieu relève donc la sagesse du gérant, nous dit Jésus, et c’est sur l’éloge de cette sagesse que Jésus poursuit son enseignement à partir de sa parabole. La sagesse dont il est ici question c’est une sagesse pratique, dans le grec des philosophes : la phronèsis (φρόνησις). Cette sagesse complète la sagesse des idées (la sophia σοφία) qui, dans un sens, est plus simple car elle est théorique : la sophia s’occupe de penser l’idéal, les vertus et Dieu. C’est important et utile, seulement il reste ensuite à essayer d’en tirer des conséquences pour vivre bien, sinon ce ne serait que jeu de l’esprit. La phronèsis est cet art de vivre le mieux possible, concrètement, au jour le jour. Cette sagesse pratique travaille sur la tension entre notre idéal infini et les circonstances concrètes de notre vie en ce monde où nos qualités sont limitées, où notre temps est limité et nos ressources sont limitées.

Un temps limité, et des ressources prometteuses

Ce sont ces circonstances que Jésus met en scène dans sa parabole. Le gérant, qui est une figure de chacun de nous, se rend compte tout d’un coup qu’il est aux affaires pour un temps limité, et il place alors son présent et ses actions en fonction de cela : pas comme s’il avait l’éternité devant lui, mais comme étant en réalité dans un bref intervalle de temps où il lui appartient de faire librement au mieux. Librement car le gérant n’est pas appelé un esclave, mais « celui qui fait la loi dans la maison ». Telle est notre situation en ce monde.

Qu’a-t-il à gérer, ce personnage qui nous représente ? Ce qui est ici traduit ici par « des biens » c’est littéralement des « ce qui permet d’entreprendre ». C’est cela que le gérant laisse d’abord filer dans le temps sans rien en faire. Il y a là, dans cette simple négligence, dans ce manque de phronèsis, quelque chose de « diabolique » alors qu’il n’a précisément rien fait.

Des richesses injustes, de précieuses « peu de choses »

Si l’on regarde, ce n’est pas le comportement du gérant qui est qualifié d’injuste, mais ce sont les richesses que son maître lui a données toute liberté de gérer. Et cette bizarrerie aussi est faite pour attirer notre attention. En effet, il n’est pas question de « gérant trompeur » comme dans la traduction, mais il est appelé « gérant de l’injustice » et il est effectivement question ensuite de gérer les « richesses injustes », elles sont appelées aussi des « peu de choses ». De précieuses « peu de choses », comme le montrera Jésus.

Ces richesses n’ont pas été acquises illégalement puisqu’elles appartiennent à Dieu et qu’il nous les a confiées pour que nous les gérions comme nous le voulons. Comment sont-elles appelées « injustes » ? Parce qu’elles sont comme une matière première brute tant que personne n’en a rien fait. C’est le cas du temps, de nos forces, de nos moyens matériels : ce sont des richesses de ce monde qui ne sont, en elles mêmes, ni bonnes ni mauvaises, tout dépend de ce que l’on en fait, ou non. Elles sont des matières premières brutes que nous avons à rendre justes en en faisant quelque chose qui a du sens, quelque chose qui embellit la vie, qui la développe. À l’image de Dieu qui fait émerger la vie à partir du chaos de matière dans l’espace et dans le temps.

Ces richesses sont « peu de choses » car elles ne sont que des « ce qui permet d’entreprendre ». Elles sont « peu de choses » puisqu’elles n’ont encore pas de sens, comme un livre dont toutes les pages seraient blanches ne gagnera jamais un prix littéraire. Ces richesses peuvent devenir de grandes choses, portant de justes projets, à condition de les gérer avec cette sagesse pratique qu’est la phronèsis à laquelle nous invite Jésus.

Jésus pose ici une alternative à 3 termes pour l’usage de ces réalités brutes qui nous sont données à gérer :

1) Si l’on ne fait rien de ces richesses, on dilapide du temps ou des projets auraient pu être faits.

2) De ces richesses on peut faire des Mammon, c’est à dire des idoles. C’est se tromper de cible car alors au lieu d’investir ces moyens en faisant de belles choses, ce sont ces moyens qui nous possèdent, qui nous tiennent dans leur non-sens, dans leur matérialité brute et inerte.

3) De ces richesses enfin on peut faire émerger de la vie, et même de la vie qui déborde du cadre de ce temps et de cet espace. Comment ?

Se faire des amis avec les richesses injustes

Jésus propose « faites vous des amis avec les richesses injustes ! » : investir de notre temps, de nos moyens, de nos talents, de notre énergie pour en faire de belles relations. La qualité des relations est pour Jésus un fil conducteur de sa vie, dans son action inlassable pour aider la personne qu’il rencontre, et aussi dans sa relation confiante, intime, régulière avec Dieu.

Nous voyons dans la parabole deux exemples de ces « richesses injustes » que nous sommes appelés à gérer : de l’huile et du grain. Dans la culture méditerranéenne, l’huile sert à tout : pour manger, pour s’éclairer, se chauffer, se soigner, pour mettre de l’huile dans les rouages. Mais si on adore l’huile au lieu de la mettre dans une lampe on ne voit rien et l’huile finira par rancir. Le grain est du pain pour aujourd’hui et c’est aussi la semence que l’on sème, le pain de demain. Mais si on ne pétri ni ne sème, le grain ne sert à rien qu’à encombrer les greniers et à nourrir les souris.

L’huile et le grain sont dans la Bible des images courantes de la bénédiction et de la parole que Dieu nous envoie pour nous faire vivre d’une des plus belles façons. Il nous les donne à profusion sans que ce soit pour nous une dette, Dieu nous les donne parce que ça lui fait plaisir, par amour, parce que cela lui semble utile et juste. C’est donc juste que le gérant annule ces dettes qui n’existent pas vis à vis de Dieu.

C’est inspirant. Et Jésus nous propose d’agir à cette image avec son appel frappant « faites vous des amis avec les richesses injustes ! », investissez une partie de cette matière première brute de temps, d’énergie, de moyens, de compétences dans des projets de développement de la qualité de la relation à la fois sur cette terre entre nous, et dans de la qualité des relations des humains avec Dieu. À mon avis, c’est plus urgent et plus essentiel, plus vital que jamais. Ce n’est pas trop tard.

Convertir notre « Mammon d’injustice », notre adoration de la matière brute, primale, en une œuvre d’art, en la plus belle des œuvres d’art : une qualité de relations avec Dieu et avec ceux qui nous entourent.

Ce n’est pas facile car en réalisant notre fragilité nous avons tendance à nous cramponner à ce que nous pouvons tenir dans nos mains, de choses matérielles, tangibles. Alors, comme ce gérant de la parabole nous pouvons chercher à creuser le sol encore pour chercher une issue par le bas. Nous pouvons avoir envie de trouver une solution par la simple solidarité humaine. Mais ce qui a de l’avenir, nous dit Jésus, c’est la qualité des relations, c’est cela qui nous accueille aujourd’hui « dans les tentes éternelles ». C’est la fidélité, la qualité de la relation, l’amour qui est le lieu de l’éternité. C’est à la fois un chez nous, mais comme une tente : cela évoque un chez-nous vivant, en chemin étape par étape comme Abraham mis en route par la bénédiction de Dieu et marchant par la foi, comme les Hébreux nourrit par le pain de la Parole dans leur marche vers la vie.

pasteur Marc Pernot

Textes de la Bible

Évangile selon Luc 16:1-13

Jésus dit à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens. 2Il le fit appeler et lui dit : “Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car tu ne peux plus gérer.”

3Le gérant se dit alors en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon Seigneur me retire la gérance ? Bêcher ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’en ai honte. 4Je sais ce que je vais faire pour qu’une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m’accueillent chez eux.” 5Il fit venir alors un par un les débiteurs de son Seigneur et il dit au premier : “Combien dois-tu à mon Seigneur ?” 6Celui-ci répondit : “Cent jarres d’huile.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.” 7Il dit ensuite à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” Celui-ci répondit : “Cent sacs de blé.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu et écris quatre-vingts.”

8Et le Seigneur fit l’éloge du gérant de l’injustice, parce qu’il avait agi de façon avisée. En effet, les enfants de ce monde sont plus avisés envers leur génération que les enfants de la lumière.

9« Et moi, je vous dis : faites-vous des amis avec le Mammon de l’injustice afin que quand il manque, ces amis vous accueillent dans les tentes éternelles. 10« Qui est fidèle pour très peu sera aussi fidèle pour beaucoup, qui est injuste pour très peu est aussi injuste pour beaucoup. 11Si donc vous n’êtes pas été fidèle en ce qui concerne le Mammon de l’injustice, qui vous confiera le véritable ? 12Et si vous n’avez pas été fidèle pour ce qui est autrui, qui vous donnera ce qui est à vous ? « Aucun domestique ne peut servir deux seigneurs : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. »

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5 Commentaires

  1. Pascale dit :

    Merci pour cette prédication sur un texte que, à mon avis, peu de pasteurs se précipitent à mettre dans leur planning.
    J’aurais une petite remarque à propos des richesses injustes. Je cite :
    « Ces richesses n’ont pas été acquises illégalement puisqu’elles appartiennent à Dieu et qu’il nous les a confiées pour que nous les gérions comme nous le voulons. Comment sont-elles appelées « injustes » ? Parce qu’elles sont comme une matière première brute tant que personne n’en a rien fait. C’est le cas du temps, de nos forces, de nos moyens matériels : ce sont des richesses de ce monde qui ne sont, en elles mêmes, ni bonnes ni mauvaises, tout dépend de ce que l’on en fait, ou non. »
    Ces richesses que sont notre temps, nos forces, nos moyens matériels, je les verrais aussi injustes car, d’une part, elles ne sont pas nécessairement la conséquence de notre mérite, et d’autre part, parce qu’elles sont en quantité ou en qualité bien inégales selon les personnes ; Dieu n’étant pas injuste, c’est alors une façon de reconnaître qu’il y a une certaine injustice dans la vie.
    Par ailleurs une phrase du texte biblique me laisse encore perplexe : « En effet, les enfants de ce monde sont plus avisés envers leur génération que les enfants de la lumière. »

    1. Marc Pernot dit :

      Chère Pascale, grand merci pour l’encouragement en ce qui concerne le choix du texte. Car certains participants au culte n’étaient pas enthousiastes sur le choix d’un texte aussi choquant pour agrémenter leur joli dimanche. Je dois bien le reconnaître. Donc je me suis dit que les collègues n’avaient pas tort de ne pas affronter ce texte. Mais n’est-ce pas cruel d’encourager la population à lire les évangiles par eux-mêmes sans essayer de les aider à affronter les passages les plus ardus ?

      Tout à fait d’accord pour le caractère injuste eau sens d’immérité et d’inégal de ce qui nous est donné comme richesse à gérer. C’est ce que l’on trouve aussi dans la « parabole des talents ».

      Chaque personne est à la fois « enfant de ce monde » et « enfant de la lumière », à la fois enfant de l’homme (de l’humus de la terre) et enfant de Dieu (par sa parole / lumière, comme le dit le prologue de Jean). Il est plus facile d’avoir du sens pratique dans la gestion courante (penser à prendre du pain, mettre de côté de quoi payer le loyer…), Jésus nous encourage à avoir le même bon sens pratique en ce qui concerne notre vie spirituelle, notre élan vital. C’est pas inutile, je trouve. Car c’est moins facile d’en voir l’urgence. On peut vivre 3 minutes sans respirer (on ne risque pas d’oublier), on peut vivre quelques jours sans boire, quelques semaines ou mois sans manger, mais beaucoup vivent des années sans penser une seconde à Dieu. En n’en meurent pas (heureusement), et pourtant j’ai rencontré une foule immense de personne témoignant que la foi a profondément transformé leur vie, les a « sauvés », réellement.

      de Nous sommes à la fois

      1. Pascale dit :

        Merci pour votre développement à propos des enfants de ce monde et des enfants de la lumière. Décidément, je n’ai pas encore suffisamment le réflexe de votre fameux « nous sommes à la fois … » !

  2. Lili dit :

    C’est vraiment sympa de continuer à nous proposer des casse-tête pour 2023 ! Et là, je dois dire que vous avez fait fort. Mais c’est ce qu’on apprécie à vous lire ou à vous écouter : vous allez chercher les trucs qui piquent, comme vous dites. C’est éclairant et motivant. Quant à vos paroissiens qui regimbent, eh bien, ils ont la chance de se le permettre ;).

    Mais malgré vos explications, ça reste compliqué. Peut-être quelqu’un qu’on ne connait pas va-t-il venir, je ne sais pas ;), mais pour le moment c’est plutôt comme pour la sœur Anne : je ne vois trop rien venir.

    Deux ou trois petits trucs quand même :

    C’est vrai que, au sens propre, se faire des amis avec l’argent de l’injustice est un bon conseil. Pour ma part, j’ai trouvé la formule de Jésus hyper drôle parce que c’est un bon conseil, oui, pour se faire des amis injustes. Car tous ces débiteurs sont des escrocs, certes d’un moment, sans préméditation, des larrons qui ont profité de l’occasion. Ce n’est pas encore une association de malfaiteurs mais aucun d’eux ne vient se plaindre devant la proposition malhonnête du gérant : « Vite, assieds-toi et écris cinquante ». Il y en a qui aurait pu peut-être dire : « mais, c’est du vol ! ». Non, tout le monde s’assoit et note les sommes minimisées, ce qui était, me semble-t-il, inévitable. Le gérant de l’injustice sait qu’autrui est ouvert à l’injustice. Luc doit connaître le mythe d’Er que Platon présente dans le chapitre II de la République à l’issue duquel on trouve à peu près cette conclusion : si un homme peut accomplir l’injustice sans être sanctionné, il l’accomplira nécessairement. Pas très optimiste sur le fond de la nature humaine mais assez réaliste. On pourrait peut-être l’analyser comme un chaos résiduel en l’homme que les lois sociales viendraient essayer de réguler.

    Ce qui me chiffonne en tout cas, c’est cette histoire de biens injustes ici, de Mammon (ou Argent) de l’injustice. D’où vient l’injustice précisément ? Ne pas faire fructifier ses biens, ses capacités, est-ce injuste ? Il ne semble pas que cela relève de l’injustice. Laisser la matière brut gagner du terrain, est-ce injuste ? Non. C’est bête, c’est du gaspillage sûrement – j’en vois tous les jours – mais ce n’est pas injuste.
    Vous savez que dans la pensée antique, la justice est conçue sous son aspect politique. Est juste ce qui correspond à la réplication de l’ordre divin à l’œuvre dans le cosmos, d’où l’importance de la loi, idée qu’on trouve aussi puissamment évoqué dans certains passages du Lévitique. Cette lecture m’a réellement impressionnée, je ne sais pas si on peut voir ici une trace du Lévitique dans cette idée qu’on ne peut servir deux maîtres : la loi ou le chaos. Sans doute faut-il d’abord discerner dans le chaos – l’idée de justice se construit à partir de celle d’injustice – avant de discerner dans la loi. D’où le fait que les enfants de la lumière n’ont pas besoin de se montrer très avisés dans leurs objectifs, puisque de fait ils sont confrontés à la lumière. Pas besoin de phronésis pour savoir s’il fait jour ou nuit. Ils savent comment s’y prendre, il suffit de faire confiance. Ce n’est pour autant pas si facile puisque justement le gérant de l’injustice ne parvient pas à cette dimension.

    Le gérant de l’injustice (vous signalez le génitif grec, c’est éclairant) c’est aussi peut-être au sens où le gérant administre l’injustice, où il veille à ce qu’elle se réalise : il ne suit pas les règles du droit, de la juste rétribution/distribution, ce qu’indique « dilapider » et les rabais à la tête du client (50% pour l’un, 20% pour l’autre). Mais, je ne parviens pas à déterminer dans quel sens Luc parle (ou fait parler Jésus) de l’injustice. Beaucoup de traduction hésite devant « adikias » qui ne semble pas très ambiguë pourtant : traduire par « trompeur » n’est pas idéal. Et que dire de la phronésis, effectivement ? Je me demande si Luc ne s’en moque pas parce qu’il aurait plutôt dû parler ici de la « métis », davantage que de la phronésis, c’est-à-dire une attitude qui ressemble à une ruse utilisée pour se sortir d’un mauvais pas, sans considération du bien. Et Luc le fait sûrement sciemment. Alors, je me demande ce qu’il a en tête avec ce terme « injustices ».

    Alors, en farfouillant dans une concordance autour des termes justice/injustice, je suis tombée sur Siracide 19-25 avec un étonnant écho de la parabole de Luc. Je ne vais pas faire ma maline, j’ignore tout de ce Siracide alors la mise en perspective est peut-être trompeuse et le propos qui suit demanderait à être affiné voire peut-être révisé :
    «La sagesse (sophia) n’est pas l’habileté à faire le mal et la prudence (phronésis) ne se trouve pas dans le conseil des pécheurs.
    Il y a une habileté qui est exécrable, et il y a une folie qui n’est qu’un manque de sagesse.
    […]
    Il y a une habileté véritable mais qui viole la justice, et il est tel qui fausse la cause pour faire rendre la sentence qu’il désire.».
    Alors je ne sais pas si c’est fréquent à ce point l’intertextualité dans la Bible, mais là, ça me scotche. N’est-ce pas le cas du gérant de l’injustice  qui fausse la cause (réduction des dettes) pour faire rendre la sentence qu’il désire (accueillez-moi chez vous) ? Ou alors je vois des rapprochements partout ?

    C’est vrai que Luc modifie l’angle du propos du Siracide, en insistant, je pense, sur le discernement de l’économe et pas tant sur l’objet injuste de ce discernement, condamné par le Siracide. Cette attention au discernement est rendue par le monologue intérieur du gérant qu’on entend penser, c’est assez prodigieux d’ailleurs : « Le gérant se dit alors en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon Seigneur me retire la gérance ? Bêcher ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’en ai honte. 4Je sais ce que je vais faire pour qu’une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m’accueillent chez eux.” en laissant en suspens la conclusion du raisonnement et en nous la montrant ensuite en acte. Quelle plume géniale !
    Si le gérant est capable de discerner son intérêt dans ce monde, son intérêt très proche, rendu par l’urgence (de fait, il va se retrouver sans emploi, sans ressources, à la rue, il faut donc agir, et vite !) a fortiori pourra-t-il être capable de discerner ce qui est de son intérêt plus lointain, moins visible, surtout moins urgent pour lui dans le monde : Dieu. Votre idée du rapport au temps est efficace. Peut-être quand il pourra porter son regard plus loin, quand les biens injustes viendront, non pas à manquer, mais au contraire quand il en aura fait le tour ou constaté l’inanité, c’est-à-dire quand ces biens ne seront plus son centre d’intérêt, il sera plus disponible pour envisager son être différemment. Comme vous disiez dans un post, respirer, on ne va pas oublier de le faire, c’est facile à discerner, mais discerner ce qui est de l’ordre du divin, cela peut rester imperceptible. C’est assez vrai, tout le monde n’y est pas sensible. Néanmoins, on peut féliciter ce discernement qui est dans « le gérant de l’injustice ». C’est un premier pas non seulement prometteur mais nécessaire.

    1. Marc Pernot dit :

      Merci, c’est bien intéressant.
      Le Siracide ne fait pas partie de la Bible des juifs ni des protestants, mais c’est très possible qu’il ait été connu par Jésus car ce livre était assez populaire. Ce livre appartient aux courants de sagesse, pas tellement la sensibilité de Jésus par ailleurs. Et encore moins de personnifier la sagesse comme le fait le Siracide. Il est bien possible que Jésus vienne ainsi en contrepoint du Siracide.

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