Je propose un parcours comprenant un prélude et trois étapes. Le prélude, assez bref, sera linguistique, plus précisément lexical et sémantique. Il examinera le mot même d’incarnation ; la manière dont il est bâti, construit, composé donne quelques indications sur ce qu’il veut dire. Viendra ensuite une première étape, qu’on pourrait qualifier de conceptuelle ; elle s’arrêtera sur l’idée d’incarnation ; elle esquissera une analyse des convictions fondamentales qu’elle comporte et véhicule ; elle dégagera les principaux traits de la compréhension de la réalité et de sa structure qu’elle présuppose. Dans la deuxième étape, il sera directement question de Jésus : quand on se sert du mot et de la notion d’incarnation pour rendre compte de ce qu’il a été et de ce qu’il a fait, qu’affirme-t-on exactement ? La troisième étape se demandera si l’incarnation se limite à Jésus, si elle est un événement unique et exceptionnel, ou si elle a une portée plus générale, si elle concerne d’autres êtres, d’autres réalités.
L’Étymologie et le Sens du Mot « Incarnation »
Je commence donc par le vocabulaire. Le terme « incarnation », qui date, semble-t-il, du 3ᵉ siècle, combine deux mots latins : in qui veut dire « dans » et caro (génitif carnis) qui signifie « chair ». S’incarner signifie donc littéralement entrer en chair. Arrêtons-nous successivement sur le substantif « chair » et la préposition « en » ou « dans » pour essayer d’en déterminer le sens.
La « Chair » (Sarx) : L’Être Humain Tout Entier
1. Prenons, d’abord, « chair » en grec : sarx. Le sens de ce mot est difficile à préciser ; il fluctue, varie, change selon les époques et les auteurs. Même à l’intérieur du Nouveau Testament, on constate une grande diversité : sarx ne désigne pas exactement la même chose chez Paul et Jean ; il n’est pas sûr que le mot ait une acception identique dans le Prologue de Jean – texte dont l’arrière-fond reste mystérieux – et dans la suite de l’Évangile.
En simplifiant beaucoup, on peut dire qu’en gros, avec des flottements et des exceptions, dans la plupart des textes bibliques, sarx ne désigne pas le corps (soma) ou la viande (kreas) mais l’être ou le sujet humain. En général, mais pas partout, il ne s’agit pas d’une partie de la personne, de la partie corporelle, mais de la personne tout entière. Ma sarx, c’est moi. Il en va ainsi dans ce verset d’Isaïe qu’on lit, ou qu’on lisait, souvent dans les services funèbres : « Toute chair est comme l’herbe, comme l’herbe des champs » ; ou encore dans la prophétie de Joël, citée par Pierre lors de son discours à Jérusalem le jour de la Pentecôte : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair. » Comme le précise justement Paul Tillich, dans ces textes, chair « ne désigne pas une substance matérielle, mais veut dire “existence historique” ».
Quand l’Évangile de Jean affirme dans son prologue (1, 14) que « la Parole s’est faite chair », on n’a pas eu tort de comprendre et d’interpréter : « Elle est devenue un homme. »
« In » (Dans) : Dualité, Relation et Amalgame
2. Après chair, caro ou sarx, voyons maintenant in « dans » ou « en ». Cette préposition renvoie à un duo ou une dualité. Deux éléments différents interviennent, se rencontrent et entrent en relation. Quelque chose s’introduit, pénètre, s’injecte, s’infiltre, s’établit ou réside dans une autre chose. Plusieurs formes d’insertion sont envisageables, par exemple, celle d’un contenant et d’un contenu qui s’associent en restant distincts. Quand on met du lait dans une bouteille, la bouteille ne devient pas lait ni le lait bouteille ; ils sont ensemble, l’un dans l’autre, mais ne fusionnent pas ; un peu plus tard, on les séparera ou on les dissociera sans aucune difficulté. De même, pour « je vis dans un appartement » : j’y loge, j’y séjourne, mais je peux déménager et m’installer ailleurs. Dans le prologue de Jean, l’affirmation « la Parole s’est faite chair » est immédiatement suivie par l’image de l’habitation : « il a habité en nous » ; c’est bien « en » (en) et non « parmi », comme le traduisent la plupart de nos versions.
La relation « contenant – contenu » n’est pas la seule possible. In peut aussi se rapporter à un mélange ou un amalgame, par exemple quand je verse du lait dans du café ; le café et le lait demeurent, ils ne sont pas anéantis, mais ils sont modifiés, ils changent, ils deviennent différents de ce qu’ils étaient auparavant ; j’ai produit du café au lait. Que ce soit du lait en bouteille ou du café au lait, il y a bien la relation « l’un dans l’autre », mais nous n’avons pas le même type de compénétration entre les deux éléments. Quand Paul écrit « Dieu était en Christ » (2 Cor 5, 19), les deux sens de in, l’habitation (que Calvin privilégie plutôt) et l’amalgame (que Luther a tendance à préférer) ont été envisagés et défendus.
La Notion d’Incarnation : Structure du Réel et Dualité
Après ce rapide examen du vocabulaire en prélude, la première étape va analyser l’idée même d’Incarnation. Cette idée est née et s’est développée dans une culture marquée à la fois par le christianisme et par la pensée grecque.
De la Bible et aussi, mais moins nettement, de la réflexion des penseurs néoplatoniciens se dégage une vision du monde que caractérisent quatre aspects qui donnent sens et portée à l’incarnation. Voyons-les successivement.
L’Articulation entre le Charnel et le Non Charnel
1. Premier aspect : le sentiment ou la conviction que l’être humain a affaire avec du charnel et du non charnel, avec du corporel et du non corporel. Il manie des objets et aussi des idées. Il est aux prises avec du concret et également avec de l’abstrait. Il vit dans le matériel et le temporel, tout en entretenant une relation avec de l’immatériel et de l’éternel.
Dans le platonisme, il y a le domaine des objets sensibles qu’on peut voir, toucher et le domaine des idées ou des essences qui échappent à la perception sensorielle. En ce qui concerne la Bible, quand elle déclare que Dieu a créé le ciel et la terre, on a souvent compris que « ciel » désignait l’invisible et « terre » le visible. On estime en général que Paul ne fait rien d’autre que de répéter la phrase inaugurale de la Bible en écrivant dans Col. 1,16 que Dieu a créé ce qui est visible et ce qui est invisible. Pour le Nouveau Testament, Dieu lui-même est invisible. « Personne n’a jamais vu Dieu », affirme le prologue de Jean, et à plusieurs reprises Paul mentionne l’invisibilité de Dieu.
La Nécessité pour l’Invisible de se Manifester dans le Visible
2. Deuxième aspect : le sentiment ou la conviction que pour atteindre l’être humain, pour entrer en contact et échanger avec lui, l’invisible, le non corporel, l’abstrait, doit se manifester à lui sous une forme sensible ou à travers une réalité matérielle qui lui permette de le discerner. Nous n’en avons pas une perception directe ; nous le découvrons où il se découvre à nous à travers des êtres, des objets, des événements et des cérémonies qui le représentent, autrement dit qui le rendent présent. Si l’invisible restait à part, en dehors, à l’écart, au-delà du visible, s’il en était totalement séparé, il serait évanescent, fantomatique, obscur, semblable aux ombres dont parle Platon dans le mythe de la caverne. Il nous resterait étranger et inconnu.
La Bible raconte des théophanies, autrement dit, des apparitions de Dieu : le Dieu invisible montre quelque chose de lui à des hommes. Luther disait que l’homme ne voit jamais Dieu dans sa nudité (Deus nudus), mais toujours revêtu d’habits ou de formes terrestres qui à la fois le voilent et le rendent perceptible. Pour le Nouveau Testament, Jésus remplit cette fonction : il est celui qui nous le « fait connaître » (Jn 1,18).
Le Refus du Dualisme entre Spirituel et Charnel
3. Troisième aspect : que l’invisible se manifeste dans le visible indique qu’il n’y a pas une incompatibilité de principe ni une contradiction de nature entre les deux domaines. Ils ne s’excluent ni ne se combattent nécessairement. Des courants religieux (gnosticisme, manichéisme) ont identifié le charnel ou le temporel avec le satanique. Dans leur perspective, la spiritualité doit s’efforcer de désincarner le croyant.
La doctrine chrétienne de l’incarnation refuse l’ostracisme du matériel et du corporel ; elle signifie que l’invisible peut se manifester et agir dans le visible sans déchoir ni se dégrader. Le charnel n’est pas disqualifié ou dévalorisé par principe. S’il diffère du spirituel, il n’en est pas l’adversaire, mais plutôt le compagnon, voire l’allié. L’incarnation s’oppose aussi à l’idée d’une totale altérité de Dieu. Le religieux ne se situe pas au dehors mais à l’intérieur du monde. Dieu n’a pas le monde en horreur, il l’aime et c’est pourquoi il vient vers lui.
La Certitude qu’il y a « Autre Chose que le Monde »
4. Quatrième aspect : la certitude que dans le monde il y a autre chose que le monde, la conviction qu’à l’intérieur du charnel réside du spirituel et qu’au sein du temporel se rencontre de l’éternel.
L’Incarnation donne tort à un idéalisme pur qui rejetterait le matériel, mais elle rejette tout autant un matérialisme absolu ou exclusif pour qui il n’y aurait rien d’autre que des corps. Elle affirme que le temporel et le charnel ne sont pas le tout de la réalité. Elle a un double aspect : elle rend attentif à l’importance du matériel et insiste sur la nécessité du spirituel. On rejoint l’image du sel : une spiritualité sans incarnation serait du sel qui ne salerait rien ; une matérialité sans incarnation serait un plat fade.
Entre l’incarnation et la création, il y a d’étroites convergences. Le monde n’est pas Dieu, mais il n’est pas sans Dieu. Dans le cas de la création comme dans celui de l’incarnation, on a une dualité (celle du spirituel et du charnel) sans dualisme, où les deux sont invités à s’allier et à coopérer dans un dynamisme créateur.
L’Incarnation en Jésus : Logos, Acte et Humanité
J’en arrive à la deuxième étape de ce parcours. En christianisme, quand on parle d’incarnation, on pense essentiellement à Jésus, c’est lui qui est concerné au premier chef. Qu’est-ce qui caractérise l’incarnation, comment la comprendre quand on l’applique à Jésus ? Je fais ici cinq remarques.
L’Incarnation du Logos (la Parole) de Dieu
1. En premier lieu, on rattache généralement l’incarnation au verset 14 du prologue de Jean qui commence ainsi : « La Parole a été faite chair » ; la traduction littérale du grec est : « la Parole est devenue chair ». Il ne s’agit pas d’un contenant et d’un contenu, mais d’une transformation, d’un changement. Ce qui devient chair, ce n’est pas Dieu lui-même (theos), mais sa parole en grec logos. Jésus incarne donc la parole de Dieu. Dans cette ligne, le logos n’est sans doute pas l’être de Dieu, mais il est en tout cas action et expression de Dieu. Dire que Jésus incarne le logos signifie donc qu’en lui Dieu s’adresse à nous, nous atteint, nous touche et nous transforme.
Nuances : « La Parole est devenue chair » vs « Dieu s’est fait homme »
2. Ce verset dit : « La Parole est devenue chair », et non pas : « Dieu s’est fait homme ». Cette dernière formule, consacrée par le concile de Nicée, n’est pas biblique et présente des inconvénients : elle oriente vers une spéculation métaphysique ou ontologique, elle peut sembler dire que Dieu a renoncé à sa divinité, et elle pousse à diviniser Jésus, lui enlevant son humanité (« semblable à nous en toutes choses sauf le péché », Chalcédoine).
La Primauté du Dynamique (l’Acte) sur le Substantiel (l’Être)
3. Dans ce verset de Jean, l’incarnation est un événement que décrit un verbe et non un substantif : elle arrive, elle se produit, elle n’est pas un « état » ou une chose. Quand on passe de « Dieu s’incarne en Jésus » à « Jésus est Dieu incarné », on quitte le registre du dynamique (acte, mouvement, rencontre) pour celui de la substance (essence, nature). Une démarche de type dynamique (théologie du Process) privilégie l’expérience existentielle et écarte la question « Jésus est-il Dieu ? » pour cette autre question : « Dieu agit-il sur moi, se manifeste-t-il à moi en Jésus ? » Penser la foi en termes d’acte me paraît bien préférable et plus fidèle à la Bible.
L’Homme Parfait et l’Inauguration d’une Humanité Nouvelle
4. Les conciles ont proclamé que Jésus est Dieu, mais ils ont aussi souligné la pleine et entière humanité de Jésus. Il est « l’homme parfait », l’homme tel que Dieu le veut. « Voici l’homme » (ecce homo) exprime que Jésus représente l’homme authentique, le second ou dernier Adam qui vit selon la parole de Dieu et inaugure une humanité nouvelle, en pleine communion avec Dieu.
L’Incarnation : Un Objectif de Dieu pour le Croyant
5. Paul invite à devenir de « nouveaux ou de petits christs », c’est-à-dire à devenir vraiment humains. Vouloir imiter le Christ est démesuré si on compte sur nos propres forces. Le Christ n’est pas un programme à mener par nos propres moyens, mais ce que Dieu entreprend de faire en nous, en s’incarnant dans le monde et dans la vie de chacun de nous. Jésus est l’exemple de cette nouvelle créature que Dieu implante en nous ; il représente l’avenir que Dieu prévoit et prépare pour nous.
Portée de l’Incarnation : Jésus Extraordinaire ou Exemplaire ?
La troisième étape de ce parcours va se demander si Jésus a le monopole de l’incarnation ou si elle se produit aussi ailleurs qu’en lui. S’agit-il d’un événement singulier et hors-norme, ou y a-t-il d’autres manifestations divines ?
Thèse 1 : L’Exclusivité de l’Incarnation en Jésus (Extraordinaire)
1. La première, de beaucoup la plus fréquente parmi les chrétiens, affirme l’exclusivité de Jésus. Il s’agit d’un événement unique et sans analogue. Jésus est deus homo, Dieu-homme, ce que personne d’autre ne peut être. Cette réponse a deux conséquences : elle tend à le désincarner en l’isolant (il est « hors cadre ») et elle disqualifie radicalement les religions non chrétiennes. Le monopole de Jésus conduit à un exclusivisme chrétien.
Thèse 2 : La Portée Générale de l’Incarnation (Exemplaire)
2. La seconde réponse ne restreint pas l’incarnation à la personne humaine de Jésus. L’affirmation « la parole a été faite chair » a trois applications :
- Elle concerne l’univers (la création) : « Le monde vit de l’incarnation de Dieu. » La présence divine s’incorpore ou s’incarne dans toute sarx pour transformer le tohu-wa-bohu en cosmos.
- Elle se rapporte aux messagers de Dieu : avant Jésus, la Parole s’est incarnée dans les prophètes. Pour certains théologiens (Justin Martyr), le logos s’incarne aussi dans les sages et philosophes non chrétiens (thèse du logos spermatikos).
- Elle touche les croyants : ils sont appelés à imiter le Christ, à porter en eux la parole et l’action de Dieu. L’incarnation est la vocation de tous les « fidèles », un avenir qui commence dans un « déjà là » et un « pas encore ».
On court ici le risque de banaliser Jésus, mais on peut le voir non pas la seule incarnation, mais l’incarnation par excellence, celle qui fournit un modèle et un critère (thèse de l’extra calvinisticum). Pour les deux réponses, l’incarnation en Jésus est décisive ; mais selon la première, elle l’est parce qu’extraordinaire ; selon la seconde, elle l’est parce qu’exemplaire.
Synthèse : Ce que Jésus Incarne
De quoi Jésus est-il l’incarnation ou, plutôt, qu’est-ce qu’il incarne ? À cette question, je propose, au terme de ce parcours, une triple réponse. Il incarne premièrement la parole de Dieu (au sens fort de logos) ; deuxièmement il incarne l’homme véritable ou authentique ; troisièmement il incarne la joyeuse promesse que nous recevons de l’Évangile et la belle espérance qu’il fait naître en nous.
Auteur : Professeur André Gounelle
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