22 juillet 2024

Deux lys martagon proche du sommet d'une montagne avec une croix - Image par E. Schaarschmidt de https://pixabay.com/fr/photos/montagnes-croix-au-sommet-symbole-7066336/
Foi

« La solitude du lys martagon » ou « avoir la foi, est-ce une condamnation à se sentir seul(e)? »

Message reçu :

Bonjour Monsieur le Pasteur,

Ce n’est pas vraiment une question que je vous envoie, ou alors une question bien générale à laquelle mes réflexions n’ont su apporter de réponse, mais y en a-t-il seulement : avoir la foi, est-ce une condamnation à se sentir seul(e)?

J’ai essayé de mettre à plat mes pensées sur ce questionnement qui me ronge souvent parce qu’il s’impose régulièrement, de fait, à moi. D’avance je m’excuse de la longueur de la suite, c’est sans doute ça l’inconvénient majeur de la solitude : on a le temps d’écrire, et même de trouver un titre à ses propres divagations…

La solitude du lys martagon

Lorsque l’on se balade dans les gorges de la Monne, on les repère de loin. Sur le fond pointilliste des friches, leurs corolles roses et graciles, leurs lourdes étamines orange ressortent tant qu’ils éclipsent les autres fleurs, fussent-elles du plus beau des jaunes. J’ai toujours adoré les lys martagon. On les découvre comme on tombe sur un trésor, parce qu’ils se dressent fragiles et seuls au milieu d’une marée de vert.
Seuls, surtout.
Dans Matthieu, chapitre 6, on peut lire :
25 𝐿𝑎 𝑣𝑖𝑒 𝑛’𝑒𝑠𝑡-𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑝𝑎𝑠 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑎 𝑛𝑜𝑢𝑟𝑟𝑖𝑡𝑢𝑟𝑒, 𝑒𝑡 𝑙𝑒 𝑐𝑜𝑟𝑝𝑠 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒 𝑣𝑒̂𝑡𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 ?
26 𝑅𝑒𝑔𝑎𝑟𝑑𝑒𝑧 𝑙𝑒𝑠 𝑜𝑖𝑠𝑒𝑎𝑢𝑥 𝑑𝑢 𝑐𝑖𝑒𝑙 : 𝑖𝑙𝑠 𝑛𝑒 𝑠𝑒̀𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑛𝑖 𝑛𝑒 𝑚𝑜𝑖𝑠𝑠𝑜𝑛𝑛𝑒𝑛𝑡, 𝑒𝑡 𝑖𝑙𝑠 𝑛’𝑎𝑚𝑎𝑠𝑠𝑒𝑛𝑡 𝑟𝑖𝑒𝑛 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑑𝑒𝑠 𝑔𝑟𝑒𝑛𝑖𝑒𝑟𝑠 ; 𝑒𝑡 𝑣𝑜𝑡𝑟𝑒 𝑃𝑒̀𝑟𝑒 𝑐𝑒́𝑙𝑒𝑠𝑡𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑛𝑜𝑢𝑟𝑟𝑖𝑡. 𝑁𝑒 𝑣𝑎𝑙𝑒𝑧-𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑝𝑎𝑠 𝑏𝑒𝑎𝑢𝑐𝑜𝑢𝑝 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑞𝑢’𝑒𝑢𝑥 ?
27 𝑄𝑢𝑖 𝑑𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠, 𝑝𝑎𝑟 𝑠𝑒𝑠 𝑖𝑛𝑞𝑢𝑖𝑒́𝑡𝑢𝑑𝑒𝑠, 𝑝𝑒𝑢𝑡 𝑎𝑗𝑜𝑢𝑡𝑒𝑟 𝑢𝑛𝑒 𝑐𝑜𝑢𝑑𝑒́𝑒 𝑎̀ 𝑙𝑎 𝑑𝑢𝑟𝑒́𝑒 𝑑𝑒 𝑠𝑎 𝑣𝑖𝑒 ?
28 𝐸𝑡 𝑝𝑜𝑢𝑟𝑞𝑢𝑜𝑖 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑖𝑛𝑞𝑢𝑖𝑒́𝑡𝑒𝑟 𝑎𝑢 𝑠𝑢𝑗𝑒𝑡 𝑑𝑢 𝑣𝑒̂𝑡𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 ? 𝐶𝑜𝑛𝑠𝑖𝑑𝑒́𝑟𝑒𝑧 𝑐𝑜𝑚𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑐𝑟𝑜𝑖𝑠𝑠𝑒𝑛𝑡 𝑙𝑒𝑠 𝑙𝑖𝑠 𝑑𝑒𝑠 𝑐ℎ𝑎𝑚𝑝𝑠 : 𝑖𝑙𝑠 𝑛𝑒 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒𝑛𝑡 𝑛𝑖 𝑛𝑒 𝑓𝑖𝑙𝑒𝑛𝑡 ;
29 𝑐𝑒𝑝𝑒𝑛𝑑𝑎𝑛𝑡 𝑗𝑒 𝑣𝑜𝑢𝑠 𝑑𝑖𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑆𝑎𝑙𝑜𝑚𝑜𝑛 𝑚𝑒̂𝑚𝑒, 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑡𝑜𝑢𝑡𝑒 𝑠𝑎 𝑔𝑙𝑜𝑖𝑟𝑒, 𝑛’𝑎 𝑝𝑎𝑠 𝑒́𝑡𝑒́ 𝑣𝑒̂𝑡𝑢 𝑐𝑜𝑚𝑚𝑒 𝑙’𝑢𝑛 𝑑’𝑒𝑢𝑥.
Vivre en lys des champs… Une belle image, pleine de poésie. Ce n’est que récemment que j’y ai aperçu aussi un soupçon d’une tristesse que je connais bien, que je connais depuis longtemps, une tristesse qui a les reflets de la solitude.
Avoir la foi et se sentir seule, n’est-ce pas sublimement antinomique ?
Retour aux sources…

Le temps d’avant le Nom, dans les règles (silencieuses) de l’art…

Il y a quelques années, mais quand ?
Peu importe.
Au hasard des larges couloirs du centre Pompidou, je déambule, me moquant gentiment des touristes accrochés à leurs guides papier comme à des cartes Michelin, comme si le bonheur n’était pas justement dans le fait de se perdre, de s’égarer complètement dans ce dédale blanc de carême pour que la confusion balaie nos attendus et fasse place nette à l’inouï de l’art.
J’ai toujours aimé me perdre seule dans les musées. Je déteste que l’on me dise où regarder, dans quel ordre, dans quel but, je conspue les méthodes raisonnables de lecture des œuvres, bien lovées dans leurs chronologies, leurs explications proprettes. Parce que je ne regarde pas avec les yeux, je m’abîme avec le cœur, et je me fous des dates, et je me fous des courants, des influences, des marchés. Je ne veux rien ni personne entre la peinture et moi, et surtout pas de traducteur. Je veux l’intimité, la conversation chuchotée et le vide tout autour.
Au bout de l’allée, à droite, deux grandes salles en enfilade. Murs d’un blanc immaculé. Dans la première, les Bleus de Joan Miró. Dans la seconde, les Noirs de Pierre Soulages.
Et au milieu, soudain, j’ai tout le corps qui tremble.
Le rapprochement d’un noir et d’un bleu a toujours quelque chose d’assez sensuel, on s’y livre avec une certaine volupté, mais il y a tellement plus que cela à cet instant, il y a un ébranlement immobile, un cri silencieux, il y a le sol qui tangue et les vagues plein les paupières. Il y a ce que j’appellerai bien plus tard la Parole. Le souffle. Le « ça », ce quelque chose que les mots pour le dire échouent inlassablement à enlacer, parce que c’est tellement plus ample, tellement plus incandescent, l’étroitesse du langage ne saurait enchaîner la sensation qui m’a cueillie à cet instant.
J’ai fait mille rencontres artistiques au cours de ma vie, je suis tombée mille fois en amour sur des traits de pinceaux, des contrastes éblouissants, des jeux d’ombre, des cieux de toutes les couleurs, mais je peux compter sur les doigts d’une seule main ces instants décisifs qui ont rompu le fil du temps, orientant d’un grand coup de volant ma vie vers une dimension supérieure, la transfigurant en quelques secondes, comme on plonge d’un coup dans l’eau glacée : le choc, et la vie. La Vie.
Dans le coin droit de mon champ de vision, le cri noir de Soulages devient parole, la parole se fait poésie, la poésie se fond en un geste, un élan qui me porte vers la danse, vers l’étincelle, vers ce lieu de porosité avec l’infini en moi, un lieu de transcendance, une porte qui s’entrouvre et éclaire d’un coup tout ce qui existe, tout ce qui me relie au dynamisme du tout premier pas, du tout premier souffle, de la toute première création. Du tout premier espoir.
Il y a dans ce noir une naissance, une folle lumière, une agilité, un feu follet, un quelque chose qui vibre, et pulse, et respire sur la toile et dans cet espace infime et infini entre elle et moi ; je ressens sa chaleur jusque dans les replis les plus minuscules de mon existence. L’infini de cette lumière secrète habite ma finitude, la couvre d’étincelles, et je me sens… vivante. Il y a un je ne sais quoi de sacré dans ces toiles immenses qui m’aspirent, et aspirent avec moi d’autres perdus qui semblent le ressentir pareillement, chacun s’enfermant dans leur solitude : ils chuchotent, et puis se taisent. Ils ne font pas seulement silence : ils écoutent. Ils écoutent la lumière. Poésie de photons, sonnets de reflets valsant avec les ombres. Il n’y a dès lors plus rien de nécessaire, sauf être là, à chaque instant, de plus en plus.
Une bousculade, la magie se tait. La sensation de perte et d’abandon est incommensurable. Ça n’aura duré que le temps d’un arc-en-ciel, et pourtant, je pressens déjà que je suis passée tout près de quelque chose. Il me faudra encore des années pour donner à ce quelque chose le nom de Dieu.
Des années d’une étrange solitude.

Le temps de la quête, une histoire de kairo-poétique

Il y a quelques mois, mais quand ?
Peu importe.
Au hasard des rayons de cette librairie lyonnaise, mes doigts s’égarent sur les couvertures, et je me moque gentiment de ces gens accrochés à leur portable pour savoir ce que Tiktok leur recommande en ce moment, comme si une application était devenue capable d’imposer l’amour de lire, comme s’il était une joie plus grande que celle de la découverte pure et naïve.
J’ai toujours aimé me perdre seule dans les allées de couvertures. Je déteste que l’on me dise quoi lire, dans quel ordre, dans quel but, je conspue les « listes d’incontournables », bien lovées sur leurs étals tristes, leurs résumés proprets. Parce que je ne lis pas avec la raison, je m’abîme avec les sentiments, et je me fous des modes, et je me fous des Goncourt, des prix, des booktok. Je ne veux rien ni personne entre le livre et moi, et surtout pas de guide. Je veux la confidence, la phrase velours et le vide tout autour.
Papier blanc crème, liseré bleu, cellulose un peu rêche sur mes paumes. Je feuillette, je cherche, mais quoi ?, peut-être ce quelque chose en moi qui n’est pas encore né, mais qui est là, et dans le secret de mon cœur je lui donne depuis peu le nom de Dieu, dans le secret oui, parce que je suis d’un monde, d’un lieu, d’une époque qui crie que Dieu est mort, et je suis lâche sans doute, trop lâche pour répondre, peut-être parce que je n’ai pas encore les mots — mais y en a-t-il seulement ? — ou pas les mêmes qu’eux — c’est qui eux ? — est-ce que je me trompe ?, est-ce que je crois pour de vrai ?, oui pourtant, alors pourquoi ne retrouvé-je pas mes pensées dans leurs lignes, dans leurs sermons, dans leurs soliloques lyriques ?, alors je cherche, oui, je cherche mon reflet d’encre, je cherche les vers et la prose, et soudain ces mots m’enlacent.

𝐺𝑟𝑎𝑛𝑑𝑒 𝑣𝑜𝑢̂𝑡𝑒 𝑖𝑛𝑐𝑎𝑛𝑑𝑒𝑠𝑐𝑒𝑛𝑡𝑒
𝑎𝑣𝑒𝑐
𝑙’𝑒𝑠𝑠𝑎𝑖𝑚 𝑑’𝑎𝑠𝑡𝑟𝑒𝑠 𝑛𝑜𝑖𝑟𝑠 𝑞𝑢𝑖 𝑠’𝑎𝑓𝑓𝑜𝑢𝑖𝑙𝑙𝑒
𝑢𝑛𝑒 𝑣𝑜𝑖𝑒 𝑑𝑒 𝑠𝑜𝑟𝑡𝑖𝑒, 𝑑𝑒 𝑑𝑒́𝑝𝑎𝑟𝑡 :
𝑎𝑢 𝑓𝑟𝑜𝑛𝑡 𝑐𝑎𝑖𝑙𝑙𝑜𝑢 𝑑’𝑢𝑛 𝑏𝑒́𝑙𝑖𝑒𝑟
𝑗𝑒 𝑚𝑎𝑟𝑞𝑢𝑒 𝑎𝑢 𝑓𝑒𝑢 𝑐𝑒𝑡𝑡𝑒 𝑖𝑚𝑎𝑔𝑒, 𝑒𝑛𝑡𝑟𝑒
𝑙𝑒𝑠 𝑐𝑜𝑟𝑛𝑒𝑠, 𝑑𝑒𝑑𝑎𝑛𝑠,
𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙𝑒 𝑐ℎ𝑎𝑛𝑡 𝑑𝑒𝑠 𝑐𝑖𝑟𝑐𝑜𝑛𝑣𝑜𝑙𝑢𝑡𝑖𝑜𝑛𝑠, 𝑒𝑛𝑓𝑙𝑒 𝑙𝑎
𝑚𝑜𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑑𝑒𝑠
𝑚𝑒𝑟𝑠 𝑑𝑒 𝑐œ𝑢𝑟 𝑓𝑖𝑔𝑒́𝑒𝑠.
𝐶𝑜𝑛𝑡𝑟𝑒
𝑞𝑢𝑜𝑖
𝑛𝑒 𝑓𝑜𝑛𝑐𝑒-𝑡-𝑖𝑙 𝑝𝑎𝑠 ?
𝐿𝑒 𝑚𝑜𝑛𝑑𝑒 𝑒𝑠𝑡 𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖, 𝑖𝑙 𝑓𝑎𝑢𝑡 𝑞𝑢𝑒 𝑗𝑒 𝑡𝑒 𝑝𝑜𝑟𝑡𝑒.
[𝑃𝑎𝑢𝑙 𝐶𝑒𝑙𝑎𝑛]

Le monde est parti, il faut que je te porte.
Ce vers-là, ces mots précis, quatre secondes de lecture grand maximum, ou quatre siècles, allez savoir…
Plus qu’un moment.
Dans ma poitrine, un kairos.
Et seule dans ma tête, j’écris la suite comme si je parlais à cet auteur que je ne connais pas.
Le monde est parti, c’est vrai Paul, et on n’a pas eu le temps, pas vrai ?, on n’a jamais le temps, de finir, d’aimer, de connaître, de tout lire, tout savoir, tout vivre, on n’a jamais le temps de mourir comme il faut. On ne meurt pas de toute façon, c’est le monde qui nous quitte, écrivait Munch à côté de ses croquis. Tu connais Munch ? L’odeur de son cri ne me quitte plus des yeux. Les artistes le savent depuis toujours, n’est-ce pas ? Le monde les quitte et les laisse seuls à leur art, à leurs couleurs, à leurs toiles blanches décourageantes qui les fixent, les apostrophent, leur susurrent qu’ils ne sont capables de rien. Certains baissent la tête, se résignent, fascinés par la sentence, et rejoignent la meute des aveugles.
D’autres, rares, parviennent à vaincre cette sidération et tracent le premier trait. À la toile comme à la vie, la vie banale et vierge, blanche et vaine, morne et désespérante parfois, l’élan, les pétillances, l’incandescence donnent l’énergie du premier geste. Il est souvent maladroit, il est parfois raté, mais il est là, il brise la blancheur, il gâche tout, diraient les théologiens en trônes de glace, il est folie, disent la masse de tous les autres. Une folie. Quel courage faut-il pour poursuivre ? De quelle confiance faut-il faire preuve pour continuer malgré les jugements si prompts du monde ?
Tel un peintre éreinté d’un combat contre le vide étouffant, je sens naître quelque chose envers et contre tout ce que l’on m’a si bien appris, et je tremble de m’en apercevoir, parce que c’est là, indéniablement, parce qu’on ne peut pas dé-voir, parce que je n’ai plus d’autres choix que d’embrasser cette « folie » moi aussi, et que cela va m’isoler, je le pressens, ce « cela » que certains, indulgence patinée de condescendance, appelleront excentricité, opium ou illusion, ce à quoi je commence à donner un tout autre nom…
Parce que moi, je me suis mis à parler de Dieu.
À parler à Dieu.
Pire, à Le questionner. Graine de schizophrène, j’en viens parfois à presque lui reprocher d’être à mes yeux, à mes seuls yeux, tout en le remerciant infiniment de ce cadeau.
Qui es-Tu, derrière ce Nom que je porte désormais à mes lèvres chaque dimanche matin ?
« Je Te porte », oui, parce que je Te conçois comme nécessaire, comme l’explication de ce que je suis ; parce que je porte dans mes pupilles, sur mes lèvres, dans mon attitude, dans ma mémoire, le caractère suprême de Ta délicatesse, l’immensité de Ta grâce. Le monde ancien, suffoqué dans la poussière de la lutte, nous quitte, c’est vrai, et il peut bien mourir, comme je suis morte en partie le jour de mon baptême, morte pour vivre, pour sur-vivre. Tu m’offres chaque jour un monde nouveau qui s’épanouit sur l’océan paisible d’une création nouvelle. Ta main m’emporte jusqu’au ras du ciel. Mais le ciel, dis, c’est drôlement loin de la Terre où errent la plupart de mes amis, de mes proches, de mes collègues… T’aurais pu faire un effort sur ce coup-là, cueillir un bouquet plutôt qu’une seule fleur.
Impossible est devenu le monde sans Toi, impossible, quand bien même les faits sordides des actualités sembleraient nous inviter à croire que Ton absence est une certitude, quand bien même tous mes proches me regardent comme une simplette, allons bon, la science a tué Dieu, que diable, c’est quoi la prochaine étape, tu vas consulter un naturopathe et faire des câlins aux arbres ? Je laisse dire, sans rien dire. « Je suis » parce que « Tu es », parce que « Tu insistes ». Ton nom n’a jamais recouvert qu’une seule chose, et c’est un indicible, un impossible, c’est une poésie, et j’y crois, je crois, profondément, alors je parle de Toi, un peu trop sans doute, pas très bien c’est certain. Il y a des noms dont les mots peinent à faire contours.
Tu es la réalité là où il n’y avait rien, une joie pleine et entière, reçue autant que donnée. Tu me complètes, complètes ma vie en y ajoutant un millier d’horizons, un million de peut-être, une infinité de possibles. De désir. C’est le mot, n’est-ce pas ? C’est le chemin vers Toi : un désir ininterrompu, sans fin, le désir d’un désir. Alors je parle de don, d’hospitalité, de fidélité, de promesse, de la grâce, d’absence aussi, de la présence dans l’absence, et leurs yeux se lèvent au ciel, sublime ironie, et ils se moquent, oh gentiment, faut pas le prendre mal, mais changeons de sujet tu veux ? Parlons guerres, bombes, gamins qui crèvent dans les rues, t’as vu ce qu’il permet ton Dieu, t’as vu ? J’essaie de répondre, d’expliquer, je n’y arrive pas. J’aimerais qu’ils voient, qu’ils entendent, c’est quelque chose de subtil, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut couver des yeux, même de loin, sans devenir incapable de l’oublier. Je ne peux désapprendre, je ne peux dé-croire, c’est un coup à décroître ! Il y a des évidences qui s’imposent, des hasards qui n’en sont pas, et tout s’imbrique à perfection.
Le monde devient le sentiment d’une coïncidence entre l’acte par lequel mon cœur Te connaît et le mouvement unique initié dans les toiles du musée. Cette coïncidence pourrait marquer la fin de ma quête, elle n’en est que le tout début, car voilà qu’elle fait un petit pas de côté, voilà que se creuse l’écart subtil d’une dé-coïncidence, rendant toute fin illusoire. Je n’aurai jamais fini de Te chercher. Et dans cette quête kairo-poétique, à l’évidence, je serai souvent seule. Enfin, je T’aurai, Toi, mais Tu comprends ce que je veux dire, pas vrai ?
Tu existes par ce simple miracle que Tu es maintenant, pour moi, et pour d’autres comme moi, Tu as été hier et Tu seras demain. Alors je Te porte. Tu remplis tout ce que j’ai été, tout ce qui est et tout ce qui sera.
Et je Te cherche, dans les vers des poèmes et les couleurs des toiles, je Te cherche inlassablement…
Comment leur expliquer cela ?
Je ne peux pas, je n’y arrive pas.
Il manque des mots dans cette étrange solitude.

Le temps des mots, ou les prières aphasiques

Il y a quelques semaines, mais quand ?
Peu importe.
Au hasard de l’océan du web, je papillonne de sites en blogs, et je me moque gentiment de ces anonymes qui demandent à un pasteur en ligne des prières toutes faites pour l’Ukraine ou Israël comme on cherche des paroles de chanson, comme si la foi ne savait pas s’accorder avec l’improvisation, comme s’il y avait une formule magique unique qui chasserait de nos écrans le décompte horrible de ces morts qui n’ont même plus de noms.
J’ai toujours aimé me perdre dans les méandres sans fin de la langue. Je déteste que l’on me dise quels mots utiliser, je conspue les figures de style imposées, bien lovées dans leurs alexandrins dont pas un pied ne dépasse de sous la table où l’on balance des proses en sauce, lourdes et indigestes, toujours les mêmes. Parce que je n’écris pas avec la maîtrise, je m’abîme avec les phonèmes, je joue de leurs couleurs, je tisse avec les sens, et je me fous des rimes, des liturgies, des silences imposés. Je ne veux rien ni personne entre le texte et moi, et surtout pas de règles. Je veux la cantilène, la pulsation et le vide tout autour.
Le craquement du bois, le gris froid de la nef au-dessus de moi, et ces mots, toujours les mêmes, « et comme Jésus l’a appris à ses disciples, nous te disons… », prélude à la toute première prière que j’ai apprise par cœur comme on récite une fable de La Fontaine. Sauf que ce jour-là, j’ai le cœur en déroute, il ne bat plus que d’une aile, y a des jours comme ça où les pensées sont des oiseaux de malheur, et ça fait drôlement mal. Et va savoir, c’est peut-être parce que j’avais le cœur troué à ce moment-là, le cœur à ciel ouvert, que les mots du Notre Père ont pris un nouveau rythme sur lequel le sens est venu se faire et se défaire. Le vouloir dire a chuté comme on tombe une étoffe, désapant le pouvoir dire, l’eurythmie poétique d’un sens infiniment pluriel. Mille fois j’ai récité cette prière avant ce jour-là, et ce n’est que ce jour-là que je l’ai réellement priée, que j’ai senti jusque dans ma chair non le contenu précis des mots, mais cette infime mélodie échappant à l’encre des caractères si joliment imprimés dans le psautier, si ténue au cœur des voix, quelque chose de l’ordre de l’inouï. De l’in-ouï. C’est donc cela prier ?

« 𝑀𝑦 𝑤𝑜𝑟𝑑𝑠 𝑓𝑙𝑦 𝑢𝑝, 𝑚𝑦 𝑡ℎ𝑜𝑢𝑔ℎ𝑡𝑠 𝑟𝑒𝑚𝑎𝑖𝑛 𝑏𝑒𝑙𝑜𝑤:
𝑊𝑜𝑟𝑑𝑠 𝑤𝑖𝑡ℎ𝑜𝑢𝑡 𝑡ℎ𝑜𝑢𝑔ℎ𝑡𝑠 𝑛𝑒𝑣𝑒𝑟 𝑡𝑜 ℎ𝑒𝑎𝑣𝑒𝑛 𝑔𝑜. »
– 𝑊𝑖𝑙𝑙𝑖𝑎𝑚 𝑆ℎ𝑎𝑘𝑒𝑠𝑝𝑒𝑎𝑟𝑒
(𝐻𝑎𝑚𝑙𝑒𝑡, 𝐴𝑐𝑡 3, 𝑆𝑐𝑒𝑛𝑒 3.)

Les mots sans pensées ne montent jamais au ciel. Et les pensées sans mots, alors ? Parce que je fais tout bien comme il faut, Tu sais, au temple le dimanche, je lis ou j’écoute ces prières magnifiques, prières de repentance, d’illumination, d’intercession, et les phrases sont belles, cela ne fait aucun doute, mais… Les entends-Tu si je ne fais que les murmurer joliment avec tous les autres ? Et mes pensées anarchiques, sans rimes ni majuscules, ont-elles elles aussi une chance d’arriver jusqu’à Toi ? Parce qu’elles sont moins belles, mais si j’y mets moins de mots, j’y mets plus de cœur, plus de peur, plus de doutes, plus de gratitude, plus de… moi. Je ne sais pas prier comme les autres, on dirait. Ça compte quand même, dis-moi ?
Pourquoi je n’arrive pas à fermer les yeux comme les paroissiens qui, têtes basses, entonnent d’une seule voix Ta poésie ? Pourquoi je me retrouve alors seule encore une fois, sans savoir où poser le regard, presque honteuse en vérité de ne pas avoir une piété visible et propre sur elle ? Pourquoi est-ce que je finis invariablement par accrocher mes pupilles à la croix qui nous surplombe de toute sa folie ? Cette croix, le plus grand symbole de la faiblesse de Dieu, de son recul et de sa force, de sa folie. Il y a un oxymore qui me bouleverse dans cet immense crucifix, et un malaise qui me saisit lorsque certains se signent, geste machinal, flou comme lorsque l’on chasse un insecte inopportun.
C’est à ça que je pense pendant certaines prières, et j’en ai un peu honte, Tu sais, je devrais savoir Te parler après tout, je devrais connaître les paroles, depuis le temps, mais elles me semblent si creuses parfois, et ça me fait un peu peur, est-ce le signe que ma foi est… plus faible ? Devrais-je moi aussi Te demander la pluie, la guérison, la réussite ? Mais je ne peux pas faire semblant… alors je prie pour la lumière, je prie sans envoyer de jolies phrases mais un profond désir, je prie les paumes et les paupières ouvertes, sans voir ni savoir, sans certitude, et pourtant, je prie, Tu sais…
Et il y a beaucoup de silences dans cette étrange solitude.

Le temps de la solitude… à plusieurs ?

Ce matin, comme tous les matins, j’ai pris un moment pour les Écritures. C’est une routine qui s’est mise en place toute seule, par envie, par besoin aussi. Je lis la Bible, et je me sens renaître au monde d’une façon singulière.
Et cela importe.
Malgré la solitude que je ressens parfois, cette impossibilité de parler de Dieu et des Écritures avec mes proches, je reçois cette lecture matutinale comme une parole d’amour. Recevoir n’est pas le bon mot, cela dit : l’amour n’est pas une possession, c’est une procession, et chaque mot, chaque idée, chacune de mes prières bancales me fait avancer sur ce chemin de foi qui est le mien désormais. Je m’y engage de tout mon être, un engagement que je n’aurais jamais pu imaginer il y a quelques années encore. Oui mais voilà, ce manque en moi, ce vide qui toujours était présent juste sous ma peau, c’était l’espace nécessaire à Sa venue. Il fut l’inattendu que j’attendais. Un possible que je croyais impossible. Une grâce qui fait de ma vie une Vie, avec une majuscule, une plénitude débordant mes jours, un élan vers demain.
Et sur ce rivage, cette lisière d’une vie nouvelle chaque jour recréée, je ne suis pas seule.
Il y a les livres.
Grappe, Cuvillier, Nouïs, Woody et surtout… le bouleversement sans précédent éprouvé à la lecture de La Faiblesse de Dieu de Caputo. Avez-vous déjà eu entre les mains cet ouvrage qui vous bouleverse et vous ravage en même temps, celui qui vous exalte et vous ébranle, celui qui abat des murs et bâtit des ponts, celui qui remplit des vides et vous laisse tout à la fois comblé et avide, de cette faim que rien ne saurait plus assouvir, cette faim qui vous poussera à chercher son écho dans tous les autres livres désormais ? J’ai eu cette chance inouïe plusieurs fois : je ne me suis jamais remis de Capitale de la douleur d’Éluard, ne serai jamais guérie du Nécrophile de Wittkop, ne sècherai jamais les larmes qui ont coulé sur Poussière d’homme de Lelait, ne reprendrai jamais le souffle laissé sur les lettres de Casares, garderai toujours l’émoi de la découverte d’Éloge de la plante de Hallé. Et puis il y a un mois environ, cette chance m’a cueillie à nouveau… Une claque. Ce fut un peu comme tomber amoureuse, une évidence. Et devant ces lignes, j’ai senti que je n’étais pas seule.
Il y a l’église.
Chaque dimanche, je les rejoins avec bonheur, ces personnes que désormais j’appelle par leurs prénoms, ces frères et sœurs dans la foi, ceux avec qui je peux échanger même si nos visions divergent parfois, parce qu’il suffit que deux ou trois se réunissent en Son nom pour qu’Il soit au milieu d’eux, pas vrai ? Si, c’est vrai. Il y a cette jeune femme extraordinaire dont j’ai pris la main pendant un cantique il y a quinze jours, elle qui avait séché mes larmes un mois plus tôt. Alors je m’engage davantage encore, pour la Sainte-Cène, pour le caté, je dis oui à tout parce que c’est une joie sans nom que de devenir pierre vivante d’une église en laquelle je crois, artisan de paix et d’amour, petites mains parmi tant d’autres, jamais seule.
Il y a le pasteur.
Lui que je harcèle de questions, parce que j’en ai des centaines, lui qui prend le temps de me répondre alors que son planning déborde, lui qui me conseille des lectures qui me permettent de bâtir doucement ma théologie et ouvrent de nouvelles voies de réflexion (tout en détruisant peu à peu mon compte en banque et les étagères de ma bibliothèque ^^). Lui qui se joue de la solitude, parce qu’après tout, « il n’y a plus de solitude là où est la poésie », alors je relis Siméon, et c’est vrai, je ne me sens pas seule.
Et puis, surtout… il y a la Parole, il y a l’Esprit.
Il y a Dieu.
Lorsque l’on se balade dans les gorges de la Monne, c’est vrai qu’on les repère de loin, les lys martagon. Ils ont souvent les plus hautes tiges, les fleurs les plus près du ciel.
Mais c’est vrai, ils sont seuls.

Et souvent, je me sens seule, malgré tout.
Est-ce à dire que la foi donne la main à la solitude? Que faire pour enrayer cela?

xxx

Réponse d’un pasteur :

Chère xxx

Merci pour cette magnifique écriture ! C’est un régal sur le fond et sur la forme !

Je serais ravi de le mettre en ligne car c’est un témoignage « 𝐋𝐚 𝐬𝐨𝐥𝐢𝐭𝐮𝐝𝐞 𝐝𝐮 𝐥𝐲𝐬 𝐦𝐚𝐫𝐭𝐚𝐠𝐨𝐧 » est si personnel et sincère : ce n’est en rien une leçon pour le lecteur : c’est juste une joie et une profondeur d’être, une douleur, une solitude et un courage d’être, et c’est formidablement inspirant.

Je ne sais pas s’il faut se désoler de ce sentiment de solitude, c’est certes troublant et douloureux, d’un autre côté c’est le privilège extraordinaire, d’être unique, d’être essentiellement une personne capable de dire « je ». C’est par principe une solitude. Cette prise de conscience me semble tout à fait fondatrice. C’est alors que la grâce d’être aimée est si troublante : on est aimé parce que nous sommes nous en particulier, et non malgré le fait que nous soyons différent. Et de cette unicité bénie nous pouvons alors faire quelque chose : nous sommes alors capable de reconnaître l’unicité, la solitude, voire la détresse de l’abandon d’une autre personne, et l’aimer. Nous pouvons aussi prendre conscience qu’en quelque sorte, le monde entier nous attend, pour ce que nous pourrions apporter comme touche personnelle à ce monde, à cette humanité, et participer ainsi, à notre façon, à la beauté de l’ensemble.

Avec joie de vous avoir lue, c’est un privilège. Ce genre de conversation est une joie et un enrichissement pour moi. Bien plus que tous ces livres que vous citez, à vrai dire. Mais chacun son inspiration. Quand on écrit un livre, il est difficile de ne pas faire l’abstraction du fait de l’édition et de vouloir avoir du succès. Votre parole n’est pas comme cela. C’est une conversation, presque une prière à haute voix. Comme celle du lys martagon qu’il nous arrive de croiser en montagne, ou de la rose des champs dont parle Angelus Silesius dans :

« « La rose est sans pourquoi,
Elle fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a d’elle-même aucun soucis,
Ne demande pas : suis-je regardée ? »
(Le pèlerin chérubinique I, 289)

Dieu vous bénit et vous accompagne

par : pasteur Marc Pernot

Réponse de l’auteure du message :

M. le Pasteur,

Tout d’abord, je ne vois aucune objection à mettre en ligne ce 1er message, avec l’espoir sans doute naïf qu’une solitude pareille à la mienne le recevra quelque part et qu’ainsi nous nous sentions seuls certes mais en archipel.
Ensuite… je vous remercie, votre réponse m’éclaire, et si je ne peux me targuer d’être pareille à la rose de Silesius, car j’ai bien trop de « pourquoi » en tête, vos mots soulèvent devant mon regard une autre façon de voir. Je ne sais pas si le monde m’attend, mais je m’efforce d’être, à mon petit niveau, une pierre vivante de cette église qui m’apporte tant et où en fin de compte, ma solitude ressentie m’offre une plus grande écoute de la Parole. Alors merci, pour votre réponse et votre site où je puise régulièrement, souvent d’ailleurs quand la solitude se fait sentir, de quoi étancher une soif de comprendre et d’apprendre que mes proches ne saisissent pas, mais qui pave peu à peu sous mes pas un chemin extraordinaire vers et avec le Christ.

Bien à vous

Réponse d’un pasteur :

Bonsoir

C’est vrai que l’humain est un être de « pourquois », c’est une incroyable qualité d’être qui nous est donnée ainsi, même si c’est aussi une source d’un certain inconfort, parfois d’une inquiétude, et de fatigue. Il est même dit dans le récit de l’Exode que Dieu nourrit quotidiennement notre marche dans le désert avec de la « manne », littéralement en hébreu, cette nourriture divine est du « qu’est-ce que c’est que cela ? », une curiosité et un questionnement. C’est vrai que c’est le cœur même de notre recherche personnelle, et donc de notre liberté.

Ce que j’aime dans cette prédication de 4 lignes d’Angélus Silésius, c’est que la rose nous dit que nous n’avons pas nécessairement à trouver de réponses à notre existence. Notre vie a une valeur en elle-même, comme étant une partie de la beauté de l’univers, et que notre existence est ainsi précieuse, que notre valeur n’a pas à être mesurée en terme d’efficacité, de performance. Notre valeur en tant qu’être, avec sa couleur et son parfum est, et c’est son être même qui a un prix infini. Savoir cela, le prier, s’en rappeler au début de toute prière, de toute interrogation, chasse l’inquiétude. C’est une paix qui a le droit de venir en nous. Alors on peut se mettre à prier et à penser en sincérité.

Et si Dieu a choisi que nous soyons, c’est sans doute que nous sommes pour lui en quelque sorte au moins comme un fleur d’alpage, avec sa couleur et son parfum. Participant à la riche et belle diversité du monde.

Dieu vous bénit et vous accompagne avec joie et reconnaissance pour ce que vous êtes

par : pasteur Marc Pernot

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