Avent 24 – Avec Maître Eckhart et sa graine de moutarde

La vie et le parcours de Maître Eckhart : entre Sorbonne et Inquisition

Il est né en 1260 en Thuringe et il entre chez les dominicains où sa piété et son intelligence sont remarquées, il est alors envoyé poursuivre ses études à Cologne puis à la fameuse Sorbonne à Paris déjà rendue célèbre par l’enseignement de Thomas d’Aquin. Eckhart y devient lui-même « maître en Sacrée Théologie », puis professeur en 1302.

Sa réputation et son importance dans l’ordre dominicain et dans l’Église augmentent encore avec la publication de ses œuvres très libres et sincères sur le plan spirituel et très hardies du point de vue théologique. Il a 65 ans quand les ennuis commencent : des inquisiteurs dressent des listes de propositions tirées de ses œuvres suspectes d’hérésie, et Eckhart a dû y répondre au cours d’un procès interminable… et finalement peu décisif : quelques points furent jugés limites, mais Eckhart a courbé la tête en déclarant officiellement que s’il avait commis des erreurs c’était purement intellectuel, mais en ce qui concerne la foi il tenait fermement à être fidèle.

C’est typique de sa démarche à la fois théologique et mystique, la théologie étant servante et fruit de la mystique, mais non au-dessus comme le pensent ses inquisiteurs (et les personnes dogmatiques de tout temps). Eckhart s’inscrit dans la très ancienne voie des théologiens « apophatiques » (ou théologie négative, voir Grégoire de Nazianze).

L’expérience spirituelle au-delà du dogme : Le Sermon n°2

Un des textes typiques de la pensée et de la spiritualité d’Eckhart est son célèbre sermon n°2. Il est un puissant appel à dépasser la théologie et les œuvres par l’expérience spirituelle.

« Jésus monta dans un petit château fort et y fut reçu par une personne vierge qui était une femme. »

Le concept de Vierge chez Eckhart

Eckhard explique d’abord ce que « vierge » signifie ici pour nous : que notre être et notre intellect aient évacué toutes les représentations des choses, toutes les images créées, y compris celles que nous avons de Dieu. C’est ainsi qu’Eckhart prie Dieu de le libérer de son propre dieu, de ses propres représentations mentales de Dieu, pour qu’il s’unisse à son essence pure. Eckhart ne méprise pas la théologie, il est un immense théologien, professeur de théologie et de philosophie dans les plus grandes universités de son temps. Mais il parle ici d’un détachement qui seul peut permettre de passer de l’autre côté du voile, dans la mystique.

La figure de la Femme : la fécondité de l’âme

Eckhard explique ensuite ce que signifie être « femme ». Il dit que c’est le mot le plus noble que l’on puisse attribuer à l’âme, car il signifie que Dieu devient en lui fécond, enfante Jésus en nous : c’est ce qu’il exprime en ces termes.

Eckhard explique alors cette fécondité : Il est dans l’âme une puissance qui ne touche ni au temps ni à la chair ; elle flue de l’esprit et demeure dans l’esprit, elle est absolument spirituelle. Dans cette puissance, Dieu verdoie et fleurit absolument dans toute la joie et tout l’honneur qu’il est en lui-même. C’est une telle joie du cœur, une joie si ineffablement grande que personne n’est capable de l’exprimer pleinement. Car le Père éternel engendre sans cesse son Fils éternel dans cette puissance, en sorte que cette puissance coopère à la naissance du Fils du Père et d’elle-même, comme étant le même Fils dans cette même puissance du Père.

Le petit château fort : le fond de l’âme et l’absolu

Eckhardt explique enfin ce qu’est « le petit château fort » : c’est le fond de l’âme où l’humain est en contact avec l’absolu de Dieu, au-delà de toute image.

J’ai dit parfois qu’il est dans l’esprit une puissance qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est une forteresse de l’esprit, parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit, parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle, mais maintenant je dis : ce n’est ni ceci ni cela, cependant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l’est de la terre… Il est libre de tous noms, dépourvu de toutes formes, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple…

Voyez, notez-le bien ! Si un et si simple, au-dessus de tout mode, est ce petit château fort dans l’âme, dont je parle et auquel je pense, que cette noble puissance dont j’ai parlé plus haut n’est pas digne de jeter une seule fois, durant un instant, un regard dans ce petit château fort… En toute vérité, et aussi vrai que Dieu vit, … si Dieu doit jamais le pénétrer de son regard, cela lui coûtera tous ses noms divins et la propriété de ses Personnes [Dieu au-delà de tout nom et de toute théologie]. Il lui faut les laisser toutes à l’extérieur pour que son regard y pénètre. Il faut qu’il soit l’Un dans sa simplicité, sans aucun mode ni propriété, là où il n’est en ce sens ni Père ni Fils ni Saint-Esprit, et où il est cependant un quelque chose qui n’est ni ceci ni cela.

Voyez : selon qu’il est Un et simple, il vient dans cet un que je nomme un petit château fort dans l’âme, autrement il n’y pénètre d’aucune manière, ainsi seulement il y pénètre et y demeure. Par cette partie d’elle-même, l’âme est semblable à Dieu, et non autrement. Ce que je vous ai dit là est vrai, je vous en donne la vérité comme témoin et mon âme comme gage. Que Dieu nous aide à être un tel château fort où Jésus monte et soit accueilli et demeure éternellement en nous de la manière que j’ai dite. Amen.

Le Granum Sinapis : Le Grain de sénevé (moutarde)

Nous retrouvons cette pensée mystique dans ce poème écrit par Maître Eckhart vers 1320-1325, dont il donnera un long commentaire mystique en prose.

Le Grain de Moutarde

Mystiquement le grain de sénevé
est l’union de Dieu et de l’homme
dans le sein de la Vierge
sans semence d’homme.

Le tout petit grain de sénevé
celui qui veut parvenir à Dieu
le sème dans le champ du cœur
sans intermédiaire, degré par degré.

Qui veut trouver Dieu
doit lui-même devenir grain
et se cacher en Dieu
comme le grain dans la terre.

Ensuite il faut mourir
et tout abandonner
comme le grain dans la terre
pourrit et périt.

Alors il pousse en épi et porte du fruit
centuple et mille fois
qui ainsi s’est abaissé
sera élevé.

Ce grain est le Christ
caché dans le sein de la Vierge.
Qui veut le trouver
doit descendre en soi-même.

Descendre dans l’abîme profond
de l’abîme de son âme :
là il trouvera le grain
que le monde ne peut contenir.

Là est le grand silence
et la paix éternelle
où Dieu prononce
la Parole sans parole.

Qui entend cette Parole
celui-là est le vrai philosophe,
fils adoptif de Dieu
et héritier du royaume des cieux.

Donc, ô mon âme,
entre dans ta chambre,
ferme ta porte
et tu trouveras le grain.

Traduction de Jeanne Ancelet-Hustache

Méditation par : pasteur Marc Pernot

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