03 juillet 2025

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Témoignages

Perspective : Le mystère de Caïn et Abel : une lecture théologique du libre arbitre (par Jean-Yves Rémond)

N°50 d’Une perspective à la foi
Église Protestante de Genève.
Un encouragement à réfléchir, discuter :
par exemple dans les commentaires ci-dessous.

Dans le livre de la Genèse, l’histoire de Caïn et Abel (Gen 4,1-15) nous est familière et son sens ne fait aucun doute : Caïn ne supporte pas que Dieu accepte l’offrande d’Abel alors qu’il refuse la sienne, et il tue son frère. Avec ce premier meurtre de l’histoire biblique, le mal s’installe dans l’histoire humaine. Mais où est la liberté de Caïn ? A première vue, Caïn n’a aucun choix dans cette histoire, il représente la fatalité, le destin, le mal tout-puissant, le péché, sans rémission possible pour lui, tandis que la grâce est donnée abondamment à Abel.

Pourtant, un mot, un seul petit mot, devrait nous interpeller dans le texte hébreu du verset 7 : « Timshel ». Cela signifie : « Tu domineras [le péché] » (1). Or certaines Bibles traduisent par « Tu dois le dominer » ou « Domine-le », et cette différence apparemment anodine donne un tout autre sens : d’un côté, Dieu fait une promesse, de l’autre Dieu donne un ordre. Mais dans la Bible hébraïque, le sens du verbe est bien celui-là : la parole divine adressée à Caïn laisse le choix : « tu peux (timshel), mais tu peux aussi ne pas… ». Autrement dit, tu es en même temps celui qui dit oui au timshel, à la parole qui surmonte la pulsion de mort, et celui qui est tenté de dire oui au « tu peux ne pas », c’est-à-dire de renoncer à la parole pour choisir la mort contre le commandement du Deutéronome : choisis la vie ! (Dt 30,19). Mais là où le commandement ordonnait l’un des termes du choix, celui de la vie, le timshel, lui, laisse le choix entièrement ouvert et en même temps donne à l’humain la capacité de ce choix, c’est-à-dire la liberté.

La grâce n’intervient donc pas comme constat d’une impuissance humaine fondamentale à vivre, d’une fatalité qui exclut la liberté, mais comme don de la conscience que « oui, tu as le choix », tu peux surmonter le non-sens du mal en écoutant une parole qui t’est adressée.

Dans l’épilogue saisissant de son roman « À l’est d’Eden », John Steinbeck a écrit une scène bouleversante : ce « timshel » est prononcé par le personnage du père, Adam. Sur son lit de mort, il parvient à bénir son fils aîné Caleb, sur lequel il a rejeté à tort la responsabilité de la mort de son frère Aron. Le dernier mot d’Adam, le dernier mot du livre, est « timshel ! ». C’est un mot que son vieux cuisinier chinois, Lee, qui a appris l’hébreu pour étudier la Bible, a expliqué à Adam. Et Steinbeck, par la voix de Lee, reconnaît la puissance libératrice de ce seul mot : « Le mot hébreu, le mot timshel, laisse le choix. C’est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte (2) ». Adam a pu faire, par la puissance de ce seul mot, ce qui lui paraissait impossible, même au seuil de la mort : bénir son fils.

Seul l’amour retrouvé du père pour le fils a pu vaincre le poids de la malédiction et redonner de la vie en prolongeant les jours du fils. En cet instant, la grâce d’une parole se confond avec l’amour, la parole n’est plus que pur amour, Agapè au sens le plus fort, puisque ce que redonne cette parole-amour, c’est la possibilité même de la vie. Par une seule parole, c’est une vie nouvelle qui commence, là où la possibilité de la malédiction et de la mort était la plus menaçante.

Non seulement la grâce n’exclut pas la liberté mais elle la donne. Elle nous donne le choix, à chaque instant de notre vie. Difficile liberté, qui nous oblige, qui exige de nous ce qui parfois nous paraît impossible et qui pourtant, par la grâce d’une parole, devient possible.

Jean-Yves Rémond
docteur en théologie,

(1)-Timshel ( תִּמְשָׁל ) est la conjugaison au futur (à préformantes) – il n’y a pas de présent dans les conjugaisons hébraïques anciennes – de l’indicatif du Qal et à la deuxième personne du singulier du verbe MaShaL, qui signifie « dominer » . Soit : Ti-mshel, « tu domineras ».

(2)- John Steinbeck, À l’Est d’Eden (1952), Librairie Générale Française, 2008, p. 405.

Pour aller plus loin :

Paul Tillich, Le courage d’être. Traduction par Marie Delcourt, Paris : Aubier 1953.
Martin Luther, De la liberté chrétienne. Traduction par Ph. Büttgen, Paris : Point 2017.

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Un commentaire

  1. Pascale dit :

    Merci pour ce texte passionnant.
    Quelques remarques personnelles. Pour moi, l’emploi du futur n’empêche pas l’expression « tu le domineras » d’être un ordre. Cela pourrait alors indiquer que c’est un ordre qui laisse un avenir ouvert, c’est à dire pour lequel la transgression ne marquerait pas une fin. D’autre part, je ne pense pas que le fait que la parole adressée soit un ordre entraîne une liberté restreinte, liberté qui est effectivement essentielle. Ce qui suggère un manque de liberté ce serait plutôt la partie du verset qui peut évoquer une sorte de personnification du péché, ce qui est d’ailleurs plus ou moins accentué selon les traductions. C’est un peu le même phénomène qu’avec le diable, cela conduit à  une déresponsabilisation. À mon avis, le problème ne vient pas du fait que Dieu donne un ordre (n’est-ce pas une des fonctions d’un dieu que celle de donner des orientations claires ?), mais uniquement de la façon dont l’homme perçoit Dieu.
    Pour finir, en voyant la variété des traductions de ce verset, j’imagine que, soit il est vraiment compliqué à traduire, soit certains y projettent des idées préconçues.

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